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on la regarde, ou est tenté de se boucher les oreilles. C’est le grand moment de la foire : sur toute la ligne, les cuivres éclatent, les jupes frétillent, le boniment s’allume. Le pitre fait de grands gestes comme s’il allait ramasser la foule à brassées, et Colombine l’appuie, d’un coquet mouvement de tête, que chaque spectateur se croit adressé. Tous les monstres sont sous les armes, tous les phénomènes sont à leur poste ; le lutteur fait jouer ses biceps et exhibe ses cicatrices ; le singe en habit rouge, qui fait l’exercice, a saisi son mousquet ; les danseurs de corde frottent de craie la semelle de leurs savates. La foule hésite entre M. Faux, le prestidigitateur, notre compatriote (nous n’en sommes pas plus fier pour cela ! ) et les deux baraques où l’on montre des figures de cire, le Royal et la Cour de France. Ailleurs, on annonce la Chute de Bajazet. Ce n’est pas Bajazet qui tombe, c’est la plate-forme sur laquelle les acteurs font la parade ; elle s’écroule avec son chargement de pachas et de sultanes, écrasant la buvette placée au-dessous avec tout ce qui s’y trouve. Un pauvre comédien, costumé en Alexandre, est arrêté par les recors pour une dette de quelques shillings au moment où il se prépare à entrer en scène et à conquérir l’Orient. Un gentilhomme, serrant fortement sous son bras celui d’une petite demoiselle, — sa fille, évidemment, — et campé sur ses jambes arquées comme s’il ne devait jamais bouger, contemple la scène avec des yeux énormes, tandis qu’un pick-pocket se glisse derrière lui et le soulage en riant de son mouchoir.

Nous avons conservé pour la fin l’amazone qui joue du tambour. Cette jeune fille est, avec l’ingénue du tableau précédent, la seule figure féminine réellement jolie qu’on rencontre dans toute l’œuvre de Hogarth. En y regardant de près, peut-être découvririons-nous que ce sont deux exemplaires d’un même type : ce type a son histoire, ou, si l’on veut, sa légende. Un soir, l’artiste traversait une ruelle voisine du champ de Foire, lorsqu’il entendit des cris. Il courut au bruit et trouva une femme aux prises avec un ruffian. William était un Saxon de la vieille roche : il savait jouer des poings et de la canne. En un clin d’œil, il eut mis en fuite l’agresseur et reconduisit la belle non à sa maison, mais à sa baraque : car elle appartenait à une troupe de saltimbanques. Dans ces sortes d’aventures, le défenseur de la vertu finit souvent par recevoir, comme prix de son courage, ce qu’il a si bien défendu contre un autre assaillant. Nous ne savons pas, dans l’espèce, si Jane Hogarth eut à souffrir des suites de la rencontre, et nous sommes heureux de pouvoir écrire que rien n’autorise à le supposer. Mais qu’elle ait ou non inquiété la paix du ménage, la vierge au tambour marque une date dans la carrière de l’artiste. La beauté, qu’il n’avait jamais ni comprise dans les modèles classiques, ni entrevue dans ses rêves,