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ses grandeurs ; aux premiers rangs sans doute et les plus nombreux, ses cliens préférés, les « pauvres gens, » les « humiliés, » les « offensés, » les « possédés » même, misérables heureux d’avoir leur jour et de mener leur avocat sur ce chemin de gloire ; mais avec eux et les enveloppant, tout l’incertain et la confusion de la vie nationale, telle qu’il l’avait dépeinte, toutes les espérances vagues qu’il avait remuées chez tous. Comme on disait des anciens tsars qu’ils « rassemblaient » la terre russe, ce roi de l’esprit avait rassemblé là le cœur russe.

La foule se tassa dans la petite église de la Laure, toute comblée de fleurs, et dans les sépultures plantées de bouleaux qui l’entourent ; la mêlée des conditions et des partis s’acheva dans une Babel de paroles. Devant l’autel, l’archimandrite parla de Dieu et des espérances éternelles ; d’autres prirent le corps pour le porter dans la fosse et y parler de gloire. Discoureurs officiels, étudians, comités slavophiles et libéraux, lettrés et poètes, chacun vint expliquer son idéal, réclamer pour sa cause l’esprit qui s’enfuyait et, comme il est d’usage, servir son ambition sur cette tombe. Tandis que le vent de février emportait cette éloquence, avec les feuilles séchées et la poussière des neiges retournées par la bêche, je m’efforçais de juger en toute équité la valeur morale de cet homme et de son action. J’étais aussi perplexe que lorsqu’il faut prononcer sur sa valeur littéraire. Il avait épanché sur ce peuple et réveillé en lui de la pitié, de la piété même : mais au prix de quels excès d’idées, de quels ébranlemens moraux ! Il avait jeté son cœur à la foule, ce qui est bien, mais sans le faire précéder de la sévère et nécessaire compagne du cœur, la raison. — J’aurais cherché longtemps mon jugement, si je n’avais revu soudain toute la suite de cette vie, née dans un hôpital, étreinte au début par la misère, la maladie et le chagrin, continuée en Sibérie dans les bagnes, les casernes, pourchassée depuis sur toutes les routes par la détresse matérielle et morale, toujours écrasée et ennoblie par un travail rédempteur. Alors je compris que cette âme persécutée échappait à notre mesure, fausse parce qu’elle est unique ; je remis le jugement à celui qui a autant de poids divers qu’il y a de cœurs et de destinées. Et quand je m’inclinai sur ce refuge de boue qu’il avait eu tant de peine à gagner, en y poussant à mon tour de la neige sur les couronnes de lauriers entassées, je ne trouvai d’autre adieu que les mots de l’étudiant à la pauvre fille, les mots qui résumaient toute la foi de Dostoïevsky et devaient lui revenir : « Ce n’est pas devant toi que je m’incline ; je me prosterne devant toute la souffrance de l’humanité. »


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGUE.