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ce pays des funérailles plus imposantes, plus significatives. Je serais embarrassé de dire qui eut les plus belles, du héros de l’action ou du héros de la pensée russe. Dès le matin, toute la ville était debout sur la Perspective, cent mille personnes faisaient la haie sur le long trajet que devait parcourir le cortège jusqu’au monastère de Saint-Alexandre Nevsky ; on évaluait à plus de vingt mille le nombre de celles qui le suivaient. Le gouvernement était inquiet, il craignait une manifestation retentissante ; on savait que les élémens subversifs projetaient d’accaparer ce cadavre, on avait dû réprimer des étudians qui voulaient porter derrière le char les fers du forçat sibérien. Les timorés insistaient pour qu’on interdît ces pompes révolutionnaires. C’était, qu’on se le rappelle, au plus fort des grands attentats nihilistes, un mois avant celui qui devait coûter la vie au tsar, et pendant l’essai libéral de Loris-Mélikof. Tout fermentait alors en Russie et le moindre incident pouvait amener une explosion. Loris jugea qu’il valait mieux s’associer au sentiment populaire que l’étouffer. Il eut raison ; les mauvais desseins de quelques-uns furent noyés dans les regrets de tous. Par une de ces fusions inattendues dont la Russie a le secret, quand une idée nationale l’échauffe, on vit tous les partis, tous les adversaires, tous les lambeaux disjoints de l’empire rattachés par ce mort dans une communion d’enthousiasme.

Qui a vu ce cortège a vu le pays des contrastes sous toutes ses faces : les prêtres, un clergé nombreux qui psalmodiait des prières, les étudians des universités, les petits enfans des gymnases, les jeunes filles des écoles de médecine, les nihilistes, reconnaissables à leurs singularités de costume et de tenue, le plaid sur l’épaule pour les hommes, les lunettes et les cheveux coupés ras pour les femmes ; toutes les compagnies littéraires et savantes, des députations de tous les points de l’empire, de vieux marchands moscovites, des paysans en touloupe, des laquais et des mendians ; dans l’église attendaient les dignitaires officiels, le ministre de l’instruction publique et de jeunes princes de la famille impériale. Une forêt de bannières, de croix et de couronnes dominait cette armée en marche ; et suivant que passait un de ces tronçons de la Russie, on distinguait des figures douées ou sinistres, des larmes, des prières, des ricanemens, des silences recueillis ou farouches. Chez les spectateurs du cortège, les impressions mobiles se succédaient ; chacun jugeait par ce qu’il voyait dans L’instant et croyait voir, tour à tour, l’avènement de classes nouvelles entrant dans l’histoire, la marche triomphale de la révolution dans la capitale de Nicolas, la célébration du génie de la patrie, la douleur de tout un peuple. Chacun jugeait imparfaitement ; ce qui passait, c’était toujours l’œuvre de cet homme, formidable et inquiétante, avec ses folies et