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j’ai pratiqué l’ombrageux philanthrope de Moscou. Chez tous deux, mêmes humeurs, même alliage de grossièreté et d’idéalisme, de sensibilité et de sauvagerie ; même fond d’immense sympathie humaine, qui leur assura à tous deux l’audience de leurs contemporains. Après Rousseau, nul ne porta plus loin que Dostoïevsky les défauts de l’homme de lettres, l’amour-propre effréné, la susceptibilité, les jalousies et les rancunes ; nul non plus ne sut mieux gagner le commun des hommes, en leur montrant un cœur tout plein d’eux. Cet écrivain, d’un commerce si maussade dans la société, fut l’idole d’une grande partie de la jeunesse russe ; non seulement elle attendait avec fièvre ses romans, son journal, mais elle venait à lui comme à un directeur spirituel, pour chercher une bonne parole, un secours dans les peines morales ; durant les dernières années, le plus grand travail de Féodor Michaïlovitch fut de répondre aux monceaux de lettres qui lui apportaient l’écho de souffrances inconnues. Il faut avoir vécu en Russie pendant ces années troublées pour s’expliquer l’ascendant qu’il exerça sur tout ce monde des « pauvres gens, » en quête d’un idéal nouveau, sur toutes les classes qui ne sont plus le peuple et ne sont pas encore la bourgeoisie. Tourguénef n’a eu qu’un prestige littéraire et artistique, en ce moment fort éclipsé ; Tolstoï n’a qu’une influence philosophique, il ne parle qu’aux intelligences ; Dostoïevsky prit les cœurs, et sa part de direction dans le mouvement contemporain est incomparablement la plus forte. En 1880, à cette inauguration du monument de Pouchkine, où la littérature russe tint ses grandes assises, la popularité de notre romancier écrasa celle de tous ses rivaux ; on sanglota tandis qu’il parlait, on le porta en triomphe, les étudians prirent d’assaut l’estrade pour le voir de plus près, pour le toucher, et l’un de ces jeunes gens s’évanouit d’émotion en arrivant jusqu’à lui. Ce courant le soulevait si haut, qu’il eût eu une situation difficile, s’il eût vécu quelques années de plus. Dans la hiérarchie officielle de l’empire, comme dans le jardin de Tarquin, il n’y a pas de place pour les plantes de trop vive poussée, pour le pouvoir indépendant d’un Goethe ou d’un roi Voltaire ; malgré la parfaite orthodoxie de sa politique, l’ancien déporté eût risqué d’être compromis par ses séides et désigné aux suspicions. On n’aperçut sa grandeur et son danger que le jour de sa mort. Bien qu’il me répugne d’achever par des tableaux funèbres une étude déjà si sombre, je dois parler de cette apothéose, je dois consigner ici l’impression que nous eûmes tous alors ; mieux qu’une longue critique, elle fera voir ce que fut cet homme dans ce pays.

Le 10 février 1881, des amis de Dostoïevsky m’apprirent qu’il avait succombé la veille à une courte maladie. Nous nous