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à la conception fondamentale du christianisme dans le peuple russe : la bonté de la souffrance en elle-même, surtout de la souffrance subie en commun, sa vertu unique pour résoudre toutes les difficultés. Pour caractériser les rapports singuliers de ces deux êtres, ce lien pieux et triste, si étranger à toutes les idées qu’éveille le mot d’amour, pour traduire l’expression que l’écrivain emploie de préférence, il faut restituer le sens étymologique de notre mot compassion, tel que Bossuet l’entendait[1] : souffrir avec et par un autre. Quand Raskolnikof tombe aux pieds de cette fille qui nourrit ses parens de son opprobre, alors qu’elle, la méprisée de tous, s’effraie et veut le relever, il dit une phrase qui renferme la synthèse de tous les livres que nous étudions : « Ce n’est pas devant toi que je m’incline, je me prosterne devant toute la souffrance de l’humanité. » — Remarquons-le ici en passant, notre romancier n’a pas réussi une seule fois à représenter l’amour dégagé de ces subtilités, l’attrait simple et naturel de deux cœurs l’un vers l’autre ; il n’en connaît que les extrêmes : ou bien cet état mystique de compassion près d’un être malheureux, de dévoûment sans désir ; ou bien les brutalités affolées de la bête, avec des perversions contre nature. Les amans qu’il nous présente ne sont pas faits de chair et de sang, mais de nerfs et de larmes. De là un des traits presque inexplicables de son art ; ce réaliste, qui prodigue les situations scabreuses et les récits les plus crus, n’évoque jamais une image troublante, mais uniquement des pensées navrantes ; je défie qu’on cite dans toute son œuvre une seule ligne suggestive pour les sens, où l’on voie passer la femme comme tentatrice ; il ne montre le nu que sous le fer du chirurgien, sur un lit de douleur. En revanche, et tout à fait en dehors des scènes d’amour absolument chastes, le lecteur attentif trouvera dans chaque roman deux ou trois pages où perce tout à coup ce que Sainte-Beuve eût appelé « une pointe de sadisme. » — Il fallait tout dire, il fallait marquer tous les contrastes de cette nature excessive, incapable de garder le milieu entre l’ange et la bête.

On soupçonne le dénoûment. Le nihiliste, à demi vaincu, rôde quelque temps encore autour du bureau de police, comme un animal sauvage et dompté qui revient par de lents circuits sous le fouet de son maître ; enfin, il avoue, on le condamne, Sonia lui apprend à prier, les deux créatures déchues se relèvent par une expiation commune ; Dostoïevsky les accompagne en Sibérie et saisit avec joie cette occasion de récrire, en guise d’épilogue, un chapitre de la Maison des morts.

Si même vous retiriez de ce livre l’âme du principal personnage,

  1. Voir les deux sermons de 1660 pour le vendredi de la Passion.