Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/344

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

coup sa femme et son frère Alexis, associé à ses travaux ; pour échapper à ses créanciers, il fuit à l’étranger, trame en Allemagne et en Italie une misérable vie ; malade, sans cesse arrêté dans son travail par les attaqués d’épilepsie, il ne revient que pour solliciter quelques avances des éditeurs ; il se désespère dans ses lettres sur les traités qui le garrottent. Tout ce qu’il a vu en Occident l’a laissé assez indifférent ; une seule chose l’a frappé, une exécution capitale dont il fut témoin à Lyon ; ce spectacle lui a remis en mémoire la place de Séménovski, il le fera raconter à satiété par les personnages de ses futurs romans. Et malgré tout, il écrit à cette date : « Avec tout cela, il me semble que je commence seulement à vivre. C’est drôle, n’est-ce pas ? Une vitalité de chat ! » — En effet, durant cette période tourmentée de 1865 à 1871, il composait trois grands romans, Crime et Châtiment, l’Idiot, les Possédés.

Le premier marque l’apogée du talent de Dostoïevski ; on vient de le traduire à Paris ; j’attends avec curiosité le jugement de notre public. Les hommes de science, voués à l’observation de l’âme humaine, liront avec intérêt la plus profonde étude de psychologie criminelle qui ait été écrite depuis Macbeth ; les curieux de la trempe de Perrin Dandin, ceux à qui la torture fait toujours passer une heure ou deux, trouveront dans ce livre un aliment à leur goût ; je pense qu’il effraiera le grand nombre et que beaucoup ne pourront pas l’achever. En général, nous prenons un roman, pour y chercher du plaisir et non une maladie ; or, la lecture de Crime et Châtiment, c’est une maladie qu’on se donne bénévolement ; il en reste une courbature morale. Cette lecture est même très difficile pour les femmes et les natures impressionnables. Tout livre est un duel entre l’écrivain, qui veut nous imposer une vérité, une fiction ou une épouvante, et le lecteur, qui se défend avec son indifférence et sa raison ; dans le cas actuel, la puissance d’épouvante de l’écrivain est trop supérieure à la résistance nerveuse d’une organisation moyenne ; cette dernière est tout de suite vaincue, tramée dans d’indicibles angoisses. Si je me permets d’être aussi affirmatif, c’est que j’ai vu en Russie par de nombreux exemples quelle est l’action infaillible de ce roman. On m’objectera peut-être la sensibilité du tempérament slave ; mais en France également, les quelques personnes qui ont affronté l’épreuve m’assurent avoir souffert du même malaise. Hoffmann, Edgar Poe, Baudelaire, tous les classiques du genre inquiétant que nous connaissions jusqu’ici ne sont que des mystificateurs en comparaison de Dostoïevsky ; on devine dans leurs fictions le jeu du littérateur ; dans Crime et Châtiment, on sent que l’auteur est tout aussi terrifié que nous par le personnage qu’il a tiré de lui-même.