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uniquement pour être passé par les verges, « pour subir la souffrance. » Dostoïevsky reviendra sur ce trait, dans Crime et Châtiment, tant il en a été impressionné ; il expliquera pour la centième fois, à cette occasion, le sens mystique que l’homme du peuple en Russie attache à la souffrance, recherchée pour elle-même, pour sa vertu propitiatoire. « Et si cette souffrance vient des autorités, c’est encore mieux. » Ici se retrouve cette idée de l’Antéchrist, inséparable du pouvoir temporel pour une partie de ce peuple, pour les innombrables sectaires du raskol. Tout le portrait du vieux-croyant mériterait d’être cité, il éclaire bien le procédé de l’écrivain, il fait comprendre mieux que de longues digressions le pays que nous étudions.


C’était un petit vieux tout blanc, tout chétif, d’une soixantaine d’années. Il m’avait vivement frappé dès notre première rencontre. Il ne ressemblait en rien aux autres détenus ; il y avait dans son regard quelque chose de si calme, de si reposé ! Je me souviens d’avoir contemplé avec un plaisir particulier ses yeux clairs, lumineux, cernés de petites rides. Je m’entretenais souvent avec lui ; rarement dans ma vie j’ai rencontré une aussi bonne créature, une âme aussi droite. Il expiait en Sibérie un crime irrémissible. A la suite de quelques conversions, d’un mouvement de retour à l’orthodoxie qui s’était produit parmi les vieux-croyans de Starodoub, le gouvernement, désireux d’encourager ces bonnes dispositions, avait fait bâtir une église orthodoxe. Le vieillard, d’accord avec d’autres fanatiques, avait résolu de « résister pour la foi, » comme il disait. Ces gens avaient mis le feu à l’église. Les instigateurs du crime furent condamnés aux travaux forcés, lui tout le premier. C’était un marchand très aisé, à la tête d’un commerce florissant ; il laissait à la maison une femme et des enfans ; mais il partit pour l’exil avec fermeté ; dans son aveuglement, il considérait sa peine comme « un témoignage pour la foi. » Après quelque temps de vie commune avec lui, on se posait involontairement cette question : Comment cet homme paisible, doux comme un enfant, avait-il pu se révolter ? Souvent je discutais avec lui sur les choses de « la foi. » Il ne cédait rien de ses convictions ; mais son argumentation ne trahissait jamais la moindre haine, le moindre ressentiment. J’ai eu beau l’étudier, je n’ai jamais discerné en lui le plus léger indice d’orgueil ou de fanfaronnade… Le vieillard était l’objet d’un respect universel dans le bagne, et il n’en tirait aucune vanité. Les détenus l’appelaient « notre petit oncle, » et ne le molestaient jamais. Je compris là quel ascendant il avait dû exercer sur ses coreligionnaires. — Malgré la fermeté apparente avec laquelle il supportait son sort, on devinait au fond de son âme un chagrin secret, inguérissable, qu’il s’efforçait de dérober à tous les yeux. Nous couchions tous deux dans le même dortoir. Une nuit, comme j’étais éveillé à quatre heures du matin,