Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/333

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus achevés sont les récits de deux meurtriers par amour : le soldat Baklouchine et le mari d’Akoulina. Pour d’autres, le philosophe ne s’inquiète pas de fouiller dans leur passé ; il se complaît à peindre leur nature morale en elle-même, avec ce procédé large et flottant, ce pourtour vague de pénombre qu’affectionnent les auteurs russes ; ils voient les choses et les figures dans le jour gris de la première aube ; les contours, mal arrêtés, finissent dans un possible confus et nuageux ; ce sont des portraits de M. Henner en regard de nos portraits d’Ingres. Et la langue, surtout cette langue populaire qu’emploie volontiers Dostoïevsky, s’y prête merveilleusement, avec son indétermination et sa fluidité.

La plupart de ces natures peuvent se ramener à un type commun ; toujours l’excès d’impulsion, l’otchaïanié, cet état de cœur et d’esprit pour lequel je m’efforce vainement de trouver un équivalent dans notre langue. Dostoïevsky l’analyse en maint endroit : « C’est la sensation d’un homme qui, du haut d’une tour élevée, se penche sur l’abîme béant et éprouve un frisson de volupté à l’idée qu’il pourrait se jeter la tête la première. Plus vite, et finissons-en ! pense-t-il. Parfois ce sont des gens très paisibles, très ordinaires, qui pensent ainsi… L’homme trouve une jouissance dans l’horreur qu’il inspire aux autres… Il tend toute son âme dans un désespoir effréné, et ce désespéré appelle le châtiment comme une solution, comme quelque chose qui « décidera » pour lui… » — Dans un roman auquel nous viendrons tout à l’heure, l’Idiot, notre auteur cite un exemple topique de ces attaques de caprice, un fait réel, à ce qu’il assure.


Deux paysans, hommes d’âge, amis qui se connaissaient depuis longtemps, arrivèrent dans une auberge. Ils n’étaient ivres ni l’un ni l’autre. Ils prirent le thé et demandèrent une seule chambre où ils passèrent la nuit ensemble. L’un d’eux avait remarqué, depuis deux jours, une montre d’argent, retenue par une chaînette en perles de verre, que son compagnon portait et qu’il ne lui connaissait pas auparavant. Cet homme n’était pas un voleur, il était honnête, et fort à son aise pour un paysan. Mais cette montre lui plut si fort, il en eut une envie si furieuse, qu’il ne put se maîtriser ; il prit un couteau, et dès que son ami eut le dos tourné, il s’approcha de lui à pas de loup, visa la place, leva les yeux au ciel, se signa, et murmura dévotement cette prière : « Seigneur, pardonne-moi par les mérites du Christ ! » Il égorgea son ami d’un seul coup, comme un mouton, puis il lui prit la montre.


Souvent il entre une forte dose d’ascétisme dans ces accès de folie. Voyez l’épisode du vieux-croyant, un condamné de conduite exemplaire, qui jette une pierre au commandant de place,