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du prisonnier lombard par la maîtrise d’art autant que par l’épouvante des choses racontées. Est-ce que les larmes russes seraient moins humaines que les larmes italiennes ?

Jamais livre ne fut plus difficile à faire. Il s’agissait de parler de cette terre secrète, la Sibérie, dont le nom n’était pas prononcé volontiers à cette époque. La langue juridique elle-même usait souvent d’un euphémisme pour ne pas risquer le mot ; les tribunaux condamnaient à la déportation « dans des lieux très éloignés. » Et c’était un ancien détenu politique qui entreprenait de marcher sur ces braises, de tenir cette gageure contre la censure ! Il la gagna. La première condition de succès était de paraître ignorer qu’il y eût des condamnés politiques ; il fallait pourtant nous faire comprendre quels raffinemens de souffrance attendent un homme des classes supérieures, précipité dans ce milieu infâme. L’écrivain nous présente le manuscrit d’un certain Alexandre Goriatchnikof, mort en Sibérie après sa libération ; quelques pages biographiques nous avertissent que ce prête-nom était un homme honnête et instruit, appartenant à l’ordre de la noblesse ; ce qui lui a valu sa condamnation à dix ans de travaux forcés, oh ! mon Dieu, c’est moins que rien, un accident, une de ces peccadilles qui n’entachent ni le cœur ni l’honneur : Goriatchnikof a tué sa femme dans un accès de jalousie justifiée. Vous ne l’en estimez pas moins, n’est-ce pas ? nos jurés l’acquitteraient, et d’ailleurs vous devinez que cette histoire est inventée à plaisir pour dissimuler un crime d’opinion ; le but de l’auteur est atteint, c’est à la suite d’un innocent que nous entrons en enfer. Une caserne entre des remparts ; 3 à 400 forçats venus de tous les points de l’horizon, un microcosme qui est la fidèle image de la Russie, avec sa mosaïque de nationalités : des Tatars, des Khirgiz, des Polonais, des Lesghiens, un Juif. Durant dix années d’un formidable ennui, la seule occupation de Goriatchnikof, — lisez : de Dostoïevsky, — sera d’observer ces pauvres âmes ; il en résulte d’incomparables études psychologiques. Peu à peu, sous la livrée uniforme de ces misérables, sous la physionomie farouche et taciturne qui leur est commune, nous voyons se dessiner des caractères, des créatures humaines analysées dans le plus profond de leurs instincts. L’observateur enveloppe d’une large sympathie tous les « malheureux » qui l’entourent ; c’est le terme par lequel le peuple russe désigne invariablement les victimes de la justice ; l’écrivain se sert volontiers de ce terme ; on sent que lui aussi évite de penser à la faute pour s’attendrir sur la tristesse de l’expiation, pour rechercher, — car c’est là son souci constant, — l’étincelle divine qui subsiste toujours chez le plus dégradé. Quelques-uns des forçats lui racontent leur histoire ; c’est la matière de petits chapitres dramatiques, chefs-d’œuvre de naturel et de sentiment ; les