Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/331

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

institutrices de souffrance et de courage, elles enseignèrent au malheur nouveau la leçon maternelle de l’ancien malheur ; elles apprirent à ces jeunes gens, — le plus âgé n’avait pas trente ans, — ce qui les attendait et comment il fallait supporter la disgrâce ; elles firent mieux, elles offrirent à chacun d’eux tout ce qu’elles pouvaient donner, tout ce qu’ils pouvaient posséder : un évangile. Dostoïevsky accepta, et pendant les quatre années le livre ne quitta pas son chevet ; il le lut chaque nuit, sous la lanterne du dortoir, il apprit à d’autres à y lire ; après le dur travail du jour, tandis que ses compagnons de fers demandaient au sommeil la réparation de leurs forces physiques, il implorait de son livre un bienfait plus nécessaire encore pour l’homme de pensée : la réfection des forces morales, le soutien du cœur à hauteur de l’épreuve.

Qu’on se le figure, cet homme de pensée, avec ses nerfs délicats, son orgueil dévorant, son imagination naturellement effrayée et rapide à grossir chaque contrariété, — qu’on se le figure, déchu dans cette compagnie de scélérats vulgaires, voué à des supplices monotones, traîné chaque matin aux travaux de force, et, à la moindre négligence, au moindre mouvement d’humeur de ses gardiens, menacé de passer entre les verges des soldats. Il était inscrit dans la « seconde catégorie, » celle des pires malfaiteurs et des criminels politiques. Ces condamnés étaient détenus dans une citadelle, sous la surveillance militaire ; on les employait à tourner la meule dans les fours à albâtre, à dépecer les vieilles barques, l’hiver, sur la glace du fleuve, à d’autres travaux rudes et inutiles. Il a très bien décrit, plus tard, le surcroît de fatigue qui accable l’homme quand on le contraint à travailler pour travailler, avec le sentiment que sa besogne est une simple gymnastique. Il a dit aussi, et je le crois, que la punition la plus aiguë, c’est de n’être jamais seul un instant, pendant des années. Mais la torture suprême pour cet écrivain en pleine sève, envahi par les idées et les formes, c’était l’impossibilité d’écrire, d’alléger sa peine en la jetant dans une œuvre littéraire ; son talent rentré l’étouffait.

Il survécut pourtant, épuré et fortifié. Nous n’avons pas besoin d’imaginer l’histoire de ce martyre ; voici qu’elle est tout entière, transparente sous des noms étrangers, dans le livre qu’il écrivit au sortir du bagne, les Souvenirs de la maison des morts. Avec ce livre, nous rentrons dans l’étude de son œuvre, tout en continuant celle de sa vie. — Oh ! que la fortune littéraire est chose de hasard et d’injustice ! Le nom et l’ouvrage de Silvio Pellico ont fait le tour du monde civilisé ; ils sont classiques en France ; et dans cette même France, sur cette grande route de toutes les renommées et de toutes les idées, on imprimera pour la première fois, à ma connaissance, le titre d’un livre cruel et superbe, supérieur au récit