Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/329

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Michaïlovitch écrivait plus tard à son frère, assez promptement relâché faute de préventions suffisantes : « Pendant cinq mois j’ai vécu de ma propre substance, c’est-à-dire de mon seul cerveau et de rien autre… Penser perpétuellement et seulement penser, sans aucune impression extérieure pour renouveler et soutenir la pensée, c’est pesant… J’étais comme sous une machine à faire le vide, d’où on retirait tout l’air respirable. « Hélas ! cette comparaison énergique gardait alors sa justesse bien au-delà des glacis de la citadelle russe. Hippolyte Debout, l’un des prisonniers, a noté dans ses souvenirs la seule consolation qui leur fût donnée. Un jeune soldat de la garnison, de faction dans le corridor, s’était attendri sur l’isolement des détenus ; de temps en temps, il entr’ouvait le judas pratiqué dans les portes des casemates et chuchotait : « Vous vous ennuyez bien ? souffrez avec patience. Le Christ aussi a souffert. » Ce fut peut-être en entendant la parole du soldat que Dostoïevsky conçut quelques-uns de ces caractères où il a si bien peint la pieuse résignation du peuple russe.

Le 22 décembre, on vint extraire les prévenus, sans les instruire du jugement rendu contre eux en leur absence par la cour militaire. Ils n’étaient plus que vingt et un ; les autres étaient relaxés. On les conduisit sur la place de Séménovsky, où un échafaud était dressé. Tandis qu’on les groupait sur la plate-forme et qu’ils fraternisaient en se reconnaissant, Dostoïevsky communiqua à l’un d’eux, Monbelli, qui l’a raconté depuis, le plan d’une nouvelle à laquelle il travaillait dans sa prison. Par un froid de 21 degrés Réaumur, les criminels d’état durent quitter leurs habits et écouter en chemise la lecture du jugement, qui dura une demi-heure. Comme le greffier commençait, Féodor Michaïlovitch dit à son voisin, Dourof : « Est-il possible que nous soyons exécutés ? » Cette idée se présentait alors pour la première fois à son esprit. Dourof répondit d’un geste, en lui montrant une charrette chargée d’objets dissimulés sous une bâche, qui semblaient être des cercueils. La lecture finit sur ces mots : «… sont condamnés à la peine de mort et seront fusillés. » Le greffier descendit de l’échafaud, un prêtre y monta, la croix entre les mains, et exhorta les condamnés à se confesser. Un seul, un homme de la classe marchande, se rendit à cette invitation ; tous les autres baisèrent la croix. On attacha au poteau Pétrachevsky et deux des principaux conjurés. L’officier fit charger les armes à la compagnie rangée en face, prononça les premiers commandemens. Comme les soldats abaissaient leurs fusils, un guidon blanc fut hissé devant eux ; alors seulement, les vingt et un apprirent que l’empereur avait réformé le jugement militaire et commué leur peine. Les télégues qui attendaient au pied de l’échafaud devaient les conduire eu Sibérie.