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pour le contrôler. Le président de la commission est devenu en quelque sorte le premier lord de la trésorerie et il a institué pour servir sous lui, comme on dit en Angleterre, un certain nombre de secrétaires d’état. Les adversaires du pouvoir ministériel ont vu tout de suite le parti qu’ils pouvaient tirer de la nouvelle institution ; il ne leur manque plus, en effet, que de transformer le rapporteur spécial qui existe aujourd’hui en un rapporteur idéal semblable à celui qui joue son personnage dans une autre assemblée. Ce rapporteur idéal serait un représentant du peuple en mission ; il n’aurait pas de chapeau à plumes ni d’écharpe tricolore, parce que les panaches sont passés de mode ; mais il aurait le sentiment de la sainteté civile de sa mission. On lui a confié un ministère et il doit le prendre sur le fait ; son premier devoir est de poursuivre une enquête et son premier acte est une sorte de descente judiciaire. Le ministre le reçoit avec une courtoisie parfaite et lui fait parcourir tous les bureaux : « Nous avons parcouru tous les bureaux les uns après les autres, recueillant les explications de l’administration, lui soumettant nos observations, » et, quand le rapporteur est content, il peut ajouter : « J’ai vu des bureaux qui avaient l’air bien tenus, très disciplinés ; j’ai vu des tables derrière lesquelles il y avait des employés[1]. » Quand il n’est pas content, il a un mot de blâme bien cruel, car il peut ajouter : « Mais je n’ai pas vu les cartons. » Pourquoi n’a-t-il pas demandé les cartons et les dossiers, car il serait bien bon pour son instruction qu’il prît ce qu’on appelle une leçon de choses et qu’il vît fonctionner une administration vivante ? Le directeur ne voudra peut-être pas se défaire de ses dossiers ; il demandera un ordre. Quoi de plus simple ? On retournera dans le cabinet du ministre, le ministre fera venir le directeur et apaisera ses scrupules en lui recommandant de ne pas lui faire d’affaires. Le fond de la langue administrative aujourd’hui, c’est : « Ne me faites pas d’affaires. » Ne pas faire d’affaires, c’est tout ouvrir, c’est ne jamais résister pour tout dire en un mot, c’est tout abandonner. Il faut reconnaître que dans ces conditions le rapporteur idéal est bien préparé pour faire son rapport ! Il a parcouru tous les corridors, il est entré dans tous les bureaux, il a ouvert tous les cartons, il a emporté tous les dossiers, il a même arrêté la vie administrative en gardant les pièces dans son portefeuille pendant un certain temps. Il a vu défiler tout le ministère devant lui, par directions, ministre en tête, garçons de bureau en queue ; tout le monde a travaillé pour lui, on lui a écrit des notes, compose des tableaux ; son rapport sera plein de faits.

  1. Voir le compte-rendu de la séance du conseil municipal de Paris du 28 décembre 1884.