Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/235

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On prendrait son parti de ne rien voir, de ne rien savoir, on patienterait en attendant sans trouble un dénoûment heureux pour le pays ; mais ce qui fait justement qu’on se défie aujourd’hui du mystère, qu’on s’inquiète d’une incertitude systématiquement prolongée sur des questions où l’ascendant de la France est en jeu, c’est que, depuis l’origine, le gouvernement n’a réclamé son droit de réserve ou n’a même assez souvent déguisé la vérité que pour mieux cacher ses irrésolutions et son inaction. Lorsque l’année qui s’achève commençait à peine, il y a déjà bien des mois, on venait précisément d’obtenir des crédits d’une certaine importance pour en finir avec cette question du Tonkin. Dans tous les camps, sans distinction d’opinion, les hommes les plus sérieux, les plus autorisés par leurs services, comme M. le maréchal Canrobert, se hâtaient d’accorder au gouvernement les crédits qu’il demandait, en le pressant d’assurer d’abord à nos soldats les moyens de vaincre, de dégager ensuite la France le plus promptement possible de ces complications lointaines. Qu’est-il arrivé ? L’argent a été dépensé visiblement sans résultat. Cette année a été passée tout entière à ne rien faire, ou plutôt à avancer pour reculer, à négocier des traités peu sérieux et immédiatement violés, à engager de petites campagnes de mer ou de terre pour s’arrêter presque aussitôt, faute de forces suffisantes, à délibérer sur les moyens d’expédier des renforts sans paraître en envoyer, à flotter sans cesse entre la guerre et la paix. Avec une liberté complète de résolution, avec de larges subsides, on n’est arrivé à rien, et aujourd’hui, après une année écoulée, c’est la même scène qui recommence exactement. Des crédits plus importans encore que ceux de l’an dernier ont été récemment votés, et depuis tout est retombé dans le silence, comme si le pays n’était pas intéressé à voir clair dans ces complications où il a pour enjeu sa dignité, la vie de ses soldats et ses ressources !

Que fera-t-on cependant aujourd’hui après tant de tergiversations et de faux calculs ? La paix est à peu près impossible pour le moment, puisque la médiation anglaise parait avoir définitivement échoué et que la Chine en est venue à ce point d’arrogance qu’elle n’admet même plus le traité de Tien-Tsin. Est-on sérieusement décidé à trancher la question par la force ? Il faut alors sortir de toutes les ambiguïtés, regarder cette situation en face et ne plus se contenter de demander au commandant en chef de l’armée d’Afrique de former quelques nouveaux bataillons de tirailleurs algériens ou de la légion étrangère. Ce n’est plus là qu’un expédient insuffisant. Il faut se résoudre à envoyer un vrai corps expéditionnaire, et, par le plus étrange oubli, ni le gouvernement ni la chambre n’ont même trouvé le temps d’examiner l’organisation des forces coloniales qui a été proposée, que M. le ministre de la guerre représentait comme une mesure de première nécessité.