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concessions qu’ils faisaient au monde étaient comme autant d’armes qui ne pouvaient manquer d’être un jour retournées contre eux. Car on ne compose pas avec la loi de Dieu, pas plus qu’on ne transige avec l’absolu. La pire casuistique est celle qui tâche à mettre d’accord ; ce qu’il y a de plus inconciliable au monde, les exigences de l’intérêt avec le commandement du devoir. Et c’est à quoi les casuistes se trouvèrent irrésistiblement conduits du jour qu’ils eurent autre chose en vue que ce qui devait être à l’origine l’unique objet de leur science : à savoir le perfectionnement de la morale.

Rendons-nous bien compte, en effet, que la casuistique dégénère dès qu’elle cesse d’être l’art de concilier entre eux des devoirs contradictoires. Là où notre intérêt nous suggère une manière d’agir, et où notre devoir nous en impose une autre, il n’y a pas lieu de chercher une conciliation, il n’y a pas matière à casuistique. Ou du moins, la casuistique ne trouve occasion de s’exercer qu’autant que notre intérêt peut être lui-même conçu comme une conséquence d’un devoir éloigné, mais néanmoins certain. Tel est le cas dans certains exemples que Cicéron discute. On demande si, vendant une maison malsaine, nous sommes tenus de la déclarer pour malsaine à l’acquéreur ? Il n’y aurait pas lieu seulement de poser la question, si nous n’y enveloppions implicitement les cas où l’argent à revenir du prix de cette maison peut nous être indispensable à l’accomplissement d’un devoir. Et le vrai problème caché sous le problème apparent est de savoir s’il y a des obligations qui puissent en aucun cas nous dispenser de déclarer à l’acquéreur les défauts de la chose vendue. Car la solution serait plus claire que le jour si, vendant une maison malsaine, il ne s’agissait que d’en employer le prix à nous procurer un terrain de chasse dans les forêts du domaine ou une loge à l’Opéra. Les casuistes, il faut le reconnaître, pour toutes les raisons que nous venons de dire, et pour bien d’autres encore, ont trop souvent posé la question de cette manière. Si nous ajoutons en terminant qu’il s’est rencontré dans leur foule, comme partout ailleurs, des esprits naturellement mal faits, et faussés par origine ou par éducation, nous aurons achevé d’indiquer comment ils ont compromis eux-mêmes leur propre science.

Mais il est évident que cette science n’en subsiste pas moins, étant la morale même, si je puis ainsi dire, et de plus en plus tendant à devenir la morale tout entière. Car pour faire son devoir, il faut le connaître, et il est d’autant plus difficile de le connaître qu’étant, comme nous le sommes de nos jours, engagés dans des relations plus complexes, les occasions de conflit entre nos devoirs se multiplient à mesure que ces relations se compliquent. le ne sais ni ne veux examiner ici ce qu’il en pouvait être jadis, en des temps où l’homme sentait moins l’espèce de solidarité morale qui lie tous ses actes entre eux, et bien moins encore la solidarité qui fait qu’aucun de nos actes