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d’Escobar. Enfin je n’ai lu nulle part qu’aucun d’eux, Espagnol, Italien, Français ou Flamand, fût suspect « en portant les coussins, selon la forte expression de Bossuet, sous les coudes des pécheurs, » d’avoir eu besoin pour lui-même des complaisances qu’il avait pour les autres. Il ne demeure pas moins vrai que, le plus innocemment du monde, ou même en croyant rendre de signalés services, ils ont diversement contribué, mais contribué pourtant à discréditer leur science. Les raisons n’en sont pas difficiles à dire depuis que, dans une édition des Provinciales, qui complète en quelque façon le livre de : M. Thamin, M. Henry Michel nous a rendu le service de les classer.

Déjà, dans l’antiquité même, par désir de briller ou plutôt d’étonner, les casuistes du stoïcisme s’étaient complu, dans l’examen de certaines questions chimériques ou insolubles, comme ils les appelaient, et dans la discussion de certains cas de conscience compliqués à plaisir. Tel est celui que Sénèque propose quelque part : « Si un homme, ayant perdu ses deux bras à la guerre, surprend sa femme en flagrant délit d’adultère et ordonne à son fils de la tuer, que doit faire le fils ? » Les casuistes catholiques, à leur tour, ne pouvaient guère se défendre d’une même tentation d’enchérir et de raffiner les uns sur les autres. Ainsi firent-ils, par pur amour de l’art, en toute simplicité de cœur, et d’autant moins capables d’hésiter à traiter à fond la question la plus déshonnête, qu’ils apportaient dans la discussion toute la naïveté de l’entière inexpérience. Jamais hommes, à ce qu’il, semble, ne sentirent moins que tout ce qui se fait ne saurait, pour cela s’écrire, fût-ce en latin, et selon le plan de la Somme de saint Thomas. Lear méthode au surplus, toute scolastique encore, avec l’appareil infini de ses divisions et de ses distinctions, eût pu suffire, elle seule, sans cette ignorance du monde et indépendamment de toute vanité d’auteur, à les pousser par degrés jusqu’au bas de la pente. Seulement, à la différence des docteurs du moyen âge, qui travaillaient sur des idées pures, et ainsi ne pouvaient s’égarer que dans le domaine de l’abstraction et du vide ; les casuistes spéculaient sur les actions des hommes, et ainsi risquaient de suggérer l’idée même des crimes ou des vices qu’ils s’appliquaient à imaginer dans le domaine du possible. Pour bien comprendre la nature et la gravité du danger, comme pour bien comprendre aussi l’indignation de Pascal contre, les casuistes, il faut bien voir que c’est par là que l’immoralité se communique, lorsque l’on nous présente comme familiers à l’humaine faiblesse des actes dont la seule pensée, si nous l’avions pu concevoir, nous eût fait reculer de dégoût et d’horreur.

Si cette raison peut expliquer l’étrangeté de certaines questions où les casuistes se complaisent, nous en pouvons donner une autre pour excuser le relâchement des décisions qu’on leur reproche. Entre autres obligations qu’imposait aux fidèles, et l’on sait sous quelle menace, le