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des choses difficiles, des coups hardis, des actions d’éclat l’emportait sur ses repentirs, et il jetait à la fortune d’insolens défis, qu’il regretta plus d’une fois. Il écrivait à Voltaire, le 28 avril 1759, qu’il y avait plusieurs sortes de courage, celui qui vient du tempérament et dont le soldat peut se contenter, celui que produit la réflexion et qui sied à l’officier, celui qu’inspire l’amour de la patrie et que tout bon citoyen doit avoir, enfin « le courage qui doit son origine au fanatisme de la gloire, que l’on admire dans Alexandre, dans César, dans le grand Condé. » Personne ne fut plus que lui fanatique de la gloire, après quoi, quand son orgueil s’était gorgé, Frédéric le philosophe prenait en pitié sa chimère et déclarait qu’un grand nom n’est comme la vie qu’une fumée qui s’envole.

Si Frédéric se vantait de bien connaître Voltaire, assurément Voltaire connaissait bien Frédéric. — « Il était dans sa nature, a-t-il dit, de faire toujours tout le contraire de ce qu’il disait et de ce qu’il écrivait, non par dissimulation, mais parce qu’il écrivait et parlait avec une espèce d’enthousiasme et agissait ensuite avec une autre. » Ce jugement si vrai et si profond ne sera pas réformé, et Catt se l’est approprié dans une page de ses Mémoires, sans indiquer où il l’avait pris, car ce bon Suisse s’entendait à démarquer le linge[1]. Frédéric était de bonne foi quand il semblait regretter les douceurs de l’existence solitaire qu’il avait menée jadis au Rheinsberg, « dans le sein de la philosophie et des lettres, avec lesquelles on peut se passer de tout le monde. » Il était sincère, autant qu’un roi peut l’être lorsque, dégoûté des sanglantes aventures où l’avait jeté « l’aveugle hasard de sa naissance, » il soupirait après une abbaye de Thélème, après « cette vie simple et retirée où l’on est à soi, » et qu’il s’écriait avec attendrissement :

 
Heureux qui, satisfait de son humble fortune,
Libre du joug superbe où je suis attaché,
Vit dans l’état obscur où les dieu l’ont caché !

L’instant d’après, il se sentait né pour l’action, et il lui en coûtait peu d’avouer que l’amour de la gloire le dévorait. Ce philosophe était possédé d’un démon, et tour à tour il se livrait à lui ou lui disputait sa proie. « Jamais homme n’a plus senti la raison et n’a plus écoulé ses

  1. « Cette conversation finit là, elle me parut bien singulière. On sera peut-être ici les réflexions qui se présentèrent alors à mon esprit : c’est que parfois on parlait avec une espèce d’enthousiasme et qu’on agissait ensuite avec un autre bien contraire au premier. J’avais déjà fait cette réflexion en comparant ce qu’il me faisait souvent l’honneur de me dire et ses compositions qu’il me lisait. Ces disparates étaient plutôt la suite de cet enthousiasme que d’un manque de franchise. » (Mémoires de Catt, page 125.)