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de Florence, bien moins clément en hiver : ce dont il avait soif, c’est de la société des humains. Mais elle ne put le ranimer. Entouré d’amis, il restait en proie à une indicible tristesse. Sollicité de revenir à la poésie, il ne pouvait : sa mémoire affaiblie, son imagination épuisée ne s’y prêtaient plus. Il n’était désormais que l’ombre de lui-même. Après avoir langui trois ans encore, il mourut d’un accès d’asthme, le 27 janvier 1745, à peine âgé de quarante-trois ans.

Le savant Lami, rapportant, dans ses Nouvelles littéraires, la fin trop attendue de cet infortuné, fait en peu de mots son oraison funèbre : « Il a été un grand exemple pour montrer aux hommes qu’il faut être très modéré, très circonspect dans ses paroles. » Lami montrait lui-même qu’il savait profiter de la leçon ; il n’ajoutait pas un mot sur le poète, sur le procès, sur toute cette instructive histoire. D’autres amis moins prudens célébrèrent les louanges de Tommaso Crudeli, publièrent ses Rime, qu’interdit la congrégation de l’index par décret du 7 octobre 1745. C’est plus tard, quand l’inquisition eut disparu, qu’on put mettre au jour le procès, donner une nouvelle édition des Rime, y ajouter le petit et scabreux traité sur l’Art de plaire aux femmes. Encore, ce dernier écrit ayant déplu aux âmes chastes, le déclara-t-on apocryphe (1762, 1767). En 1777, Diderot, qui avait, lui aussi, connu les prisons de l’église, publiait, comme œuvre posthume de Crudeli, un vif dialogue où le Florentin dispute de la religion en franc incrédule avec une belle, élégante et dévote dame. N’eût-il pas protesté, s’il eût pu lire notre hardi encyclopédiste, lui qui posait naguère pour le bon catholique, qui ne mourut sans les sacremens de l’église que parce que l’asthme l’avait trop promptement étouffé, et qui avait imprimé, dans son traité malsonnant, que les femmes n’aiment point les hommes irréligieux ? En Italie, ne l’oublions pas, les plus libres esprits ne bannissent guère la religion de leur vie : politiques par excellence, ils l’y font entrer pour faire comme tout le monde, pour n’être pas inquiétés, et parce qu’elle est un facteur important dans le gouvernement des nations.

Le procès de Crudeli n’avait cependant pas porté bonheur au saint-office. Dès l’année 1743, François de Lorraine en avait fait ouvrir les prisons. Quand il put lire les pièces, il supprima le tribunal qui avait tenu sa puissance en échec. S’il le rétablit douze ans plus tard, par une concession toute politique, ce fut comme un vain simulacre, et strictement soumis au pouvoir civil. En 1782, l’inquisition florentine fut supprimée de nouveau par Pierre-Léopold à l’occasion du scandale qu’un des inquisiteurs causait à Pise en y détenant un pauvre homme, pour avoir plus facilement accès auprès de