Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/922

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

salons de la Rotonde, à Dublin. On attendait avec curiosité le discours que devait prononcer le chef du parti national irlandais. Son attitude, relativement modérée depuis dix-huit mois, faisait croire qu’il tiendrait un langage conciliant. Tout au contraire, il fut menaçant et presque agressif. Il critiqua avec vivacité l’administration de M. Trevelyan, qu’il mit sur le même pied, ou à peu près, que celle de M. Forster. Puis, sans attaquer directement le cabinet Gladstone, il trouva bon de lui faire sentir la force dont il pouvait disposer contre lui. Il déclara que le parti national irlandais était désormais le maître de la situation parlementaire en Angleterre : « A la prochaine élection générale, il dépendra de vous, membres irlandais indépendans, de décider si l’Angleterre aura un ministère tory ou un ministère libéral. C’est là une grande force et un grand pouvoir. Si nous n’avons pas le droit de nous gouverner nous-mêmes, nous avons du moins la possibilité de choisir ceux qui nous gouvernent. » Cette fière déclaration fit grand effet en Irlande. Les journaux anglais la commentèrent vivement. La Pall Mall Gazette, organe de la fraction radicale du cabinet, publia un article fort remarqué, intitulé : le Maître de la situation. L’auteur de l’article reconnaissait qu’au fond M. Parnell était dans le vrai : « Il est un des plus jeunes membres du parlement, il en est en même temps un des plus puissans. Il n’est pas seulement le chef d’un parti dévoué, le roi sans couronne de l’Irlande ; il aspire à jouer, et non sans sérieuses chances de succès, le rôle d’un Warwick parlementaire. » Nous verrons, en racontant la session parlementaire de 1884, jusqu’à quel point M. Parnell a réussi à jouer ce rôle convoité par lui ; mais nous n’en sommes pas encore là et, auparavant, nous avons à nous occuper d’une menace de crise sous le coup de laquelle se termina l’année 1883.

Depuis quelques mois, les Anglo-Irlandais, pour lutter contre le parti nationaliste, c’est-à-dire séparatiste, avaient réorganisé dans un grand nombre de localités des loges orangistes. Le gouvernement de M. Gladstone, loin de se féliciter de cette initiative, y voyait un embarras et un danger. Ce n’était pas seulement parce que beaucoup de membres importans des loges orangistes étaient des conservateurs et par conséquent des adversaires du cabinet ; c’était surtout parce que, dans l’état des esprits en Irlande, la moindre circonstance pouvait amener un conflit entre les orangistes et les nationalistes. Plutôt que de courir le risque d’une guerre civile en Irlande, le gouvernement aimait mieux voir les séparatistes y dominer sans résistance. On fit donc tout pour décourager le mouvement orangiste, qui était cependant un mouvement en faveur de l’Angleterre. Lord Rossmore, grand maître des loges orangistes du