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par les torpilleurs 63 et 64, n’a pas produit moins d’impression en France et en Europe que la sortie de ces deux torpilleurs par le fort coup de vent des îles d’Hyères. Toutefois, on n’a peut-être pas assez remarqué dans quelles conditions essentiellement favorables aux cuirassés cette attaque s’était produite. Il est admis, en général, qu’il faut au moins trois torpilleurs (39 hommes et 600,000 fr.) pour combattre avec chances de réussite un cuirassé d’escadre (700 hommes et 20 millions). Or, dans l’exercice dont nous parlons, deux torpilleurs avaient à lutter contre six cuirassés qui étaient avertis de l’heure de l’attaque et dont le service de garde était favorisé par un clair de lune splendide. Il est bien certain qu’en temps de guerre on ne connaîtra jamais le moment de l’attaque et que les assaillans choisiront presque toujours une nuit sombre ou un peu brumeuse, de façon à être moins facilement découverts par la lumière électrique, dont la vapeur d’eau atmosphérique absorbe en grande partie les rayons. L’escadre possédait donc des avantages tout à fait exceptionnels, qui auraient dû lui assurer le succès. Et cependant, quoique les torpilleurs 63 et 64 eussent à braver tous les obstacles, quoique douze faisceaux électriques fussent employés à les découvrir, c’est seulement à la distance de 1,200 mètres, c’est-à-dire 70 secondes environ avant le moment opportun pour lancer leurs torpilles, qu’ils ont été aperçus par le vaisseau amiral le Richelieu. À peine l’alarme avait-elle été donnée à l’escadre, que déjà les torpilleurs se trouvaient sur elle ; et ce n’est pas s’avancer beaucoup que d’affirmer que, dans une attaque sérieuse, un de ses bâtimens aurait été mis hors de combat.

Quel qu’ait été l’effet produit par une expérience aussi décisive, elle n’a pas désarmé en France les adversaires des torpilles et des torpilleurs. On s’est borné à ne pas la renouveler en escadre, de peur que la démonstration ne tournât, la seconde comme la première fois, au profit d’un engin et d’un navire de combat contre lesquels on nourrit des préjugés invétérés. L’Allemagne, l’Autriche et la Russie se sont mises avec ardeur à la pratique de la torpille : la France et l’Angleterre, au contraire, n’épargnent rien pour en entraver les progrès. Il semble que les deux grandes nations maritimes de l’Europe ont l’instinct des dangers que leur fera courir la révolution navale qui se prépare. « Pitt est le plus grand sot qui ait jamais existé, » disait l’amiral de Saint-Vincent, lorsque le ministre anglais accueillit avec faveur les premiers essais de torpille de Fulton ; « Pitt est le plus grand sot qui ait jamais existé d’encourager un genre de guerre inutile à ceux qui sont les maîtres de la mer, et qui, s’il réussit, les privera de cette suprématie. » On pouvait raisonner ainsi en 1805, il y avait même quelque prudence à le faire ; mais aujourd’hui que la découverte est devenue