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faire découler toute autorité d’une seule source, d’une seule bouche, alors que de toutes parts la société civile tend de plus en plus à faire dériver le pouvoir de la libre volonté des gouvernés, les autres se félicitaient de cette opposition, de cette marche en sens inverse, espérant qu’entre deux sociétés animées d’un esprit aussi différent et cheminant à l’encontre l’une de l’autre, l’antagonisme serait inévitable, le conflit certain, le choc prochain. Ce conflit que les premiers appréhendaient, les derniers, joyeux de l’affronter, l’appelaient de leurs vœux, se flattant d’en voir sortir le réveil des catholiques et le triomphe de l’église. Alors que l’Univers, persuadé que l’église avait toute la société à reconstruire, entrevoyait dans l’avenir, après un nouveau déluge envoyé par la miséricorde de Dieu, une confédération des peuples présidée par le pape[1], M. Dupanloup et ses amis craignaient que l’infaillibilité, et avec elle le schéma de Ecclesia, ne fissent que provoquer les gouvernemens à rompre avec le saint-siège, éloigner les peuples de l’église, fournir une objection de plus aux rationalistes, dresser entre Rome et les églises séparées une nouvelle et plus haute barrière.

Il semblait qu’il y eût alors pour le saint-siège des raisons de prudence particulières. Le Vatican avait d’autant plus de ménagement à garder qu’il ne régnait à Rome qu’à l’abri du drapeau tricolore, et qu’en blessant les gouvernemens et l’opinion publique, il s’exposait à faire retirer nos troupes ou à en rendre le maintien plus malaisé. C’était là, pour les partisans de la modération, un argument qu’ils ne pouvaient se dispenser de faire valoir. On les accusa de vouloir exercer une pression du dehors ; on alla jusqu’à les soupçonner de trahir la cause de l’indépendance pontificale, dont ils avaient été les plus vaillans soldats. Tel est, du reste, l’aveuglement de l’esprit de parti, tel était l’espèce d’illuminisme, prédominant dans certains cercles, qu’à Rome les zelanti regardaient la définition de l’infaillibilité comme une sauvegarde du pouvoir temporel, se figurant qu’une fois proclamé infaillible, le pape imposerait davantage à la révolution et trouverait de plus ardens défenseurs dans les nations ou les princes catholiques.

En se mettant en travers du torrent impétueux qui emportait l’église, les adversaires de la définition sacrifiaient leur popularité dans le clergé et parmi les masses catholiques, car, en religion non moins qu’en politique, la faveur des partis va presque toujours

  1. Univers, du 11 juillet 1868, Article de Louis Veuillot.