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Bellarmin, de Suarez, de Mariana même leur avaient, non sans raison, paru singulièrement plus libérales, plus démocratiques, plus modernes, en un mot, que celles de Bossuet et de nos vieux gallicans, fauteurs du droit divin des rois[1].

Ils s’étaient imaginé qu’en cherchant son point d’appui à Rome, l’église de France se montrerait à la fois plus indépendante vis-à-vis du pouvoir et plus amie des libertés publiques. C’était compter sans les passions et la secrète logique de l’ultramontanisme, qui, oublieux de ses anciens docteurs, devait perdre de vue leurs théories sur l’origine du pouvoir civil et les droits de la communauté, pour appliquer à la société civile et à l’état les mêmes procédés et les mêmes maximes qu’à la société religieuse. On l’a remarqué avant nous, le journalisme catholique, rattachant à l’ultramontanisme une conduite politique que jusque-là il n’avait pas paru impliquer, l’avait associé à la complaisance envers les pouvoirs héréditaires et absolus[2]. C’était justement le contraire de ce qu’avait rêvé, vers 1830, l’école ultramontaine de l’Avenir, pour laquelle la plus haute personnification de la papauté, c’étaient les grands pontifes du moyen âge luttant, avec les communes libres, contre l’absolutisme des empereurs. Si l’ancien gallicanisme avait dégoûté les âmes fières par sa platitude vis-à-vis des princes, le nouvel ultramontanisme leur avait offert sous le second empire un spectacle non moins répugnant. Ne l’avait-on pas vu, comme s’en indignait encore Lacordaire à ses derniers jours, déshonorer l’église en saluant César d’une acclamation qui aurait excité le mépris de Tibère[3] ?

Au point de vue religieux même, dans la sphère où l’obéissance leur paraissait une vertu, et l’humilité une noblesse, les premiers promoteurs de l’ultramontanisme en France avaient, ainsi qu’il arrive souvent, été bientôt distancés dans la voie qu’ils avaient ouverte. Après avoir, sous Louis-Philippe, devancé la plus grande partie du clergé dans l’exaltation de la chaire romaine, ils s’étaient trouvés dépassés par les adorations et les adulations excessives des ultras de l’ultramontanisme. Montalembert, dont c’était la propre histoire, qui, moins de dix ans plus tôt, appelait le gallicanisme la plus redoutable et la plus invétérée de nos

  1. Il est vrai qu’à sonder les intentions, les docteurs ultramontains, et spécialement les jésuites espagnols, tels que Suarez et Mariana, l’apologiste du tyrannicide, semblent avoir été moins soucieux de relever les droits du peuple que d’abaisser le pouvoir des rois, afin de rehausser d’autant la puissance ecclésiastique. (Voyez, par exemple, M. Ad. Franck, Réformateurs et Publicistes de l’Europe au XVIIe siècle, p. 42 et 80.)
  2. Émile Ollivier, l’Église et l’État au concile du Vatican, t. I, p. 303.
  3. Lettre du 13 avril 1861 : le Père Lacordaire, par Montalembert, p. 257.