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souvent dit, quelle rage avons-nous de connaître, sur ce chapitre assez fâcheux de la vie d’un grand homme, la vérité tout entière ? Triste famille que celle des Béjart ; et puisque la femme de Molière en était, nous n’avons malheureusement pas besoin d’en savoir davantage : de quelque façon que l’on s’y prenne, on ne trouvera jamais rien qui sauve Molière du reproche d’avoir pris femme dans la seule famille où il ne devait pas la prendre. Et nous en concluons qu’un moliériste respectueux sera toujours plus sage de ne pas remuer à nouveau la question.

Un peu plus loin, M. Vitu loue « la perspicacité naturelle et le sens critique » d’Edouard Fournier pour avoir observé qu’à la fin de l’année 1667, la faveur de Mme de Montespan n’étant pas encore déclarée, Molière n’a pas pu vouloir faire, en écrivant son Amphitryon, une espèce de panégyrique de l’adultère royal. Mais il ajoute imprudemment, comme s’il voulait nous y montrer une marque de l’affection de Louis XIV, que c’était à peu près le temps où Mlle de La Vallière venait d’être créée duchesse de Vaujours. Or, M. Lair a démontré que la disgrâce de La Vallière avait daté précisément du jour qu’elle fut créée duchesse ; que la faveur de Mme de Montespan éclata publiquement, dans l’été de 1667, pendant la campagne de Flandre ; et tout le monde sait qu’Amphitryon ne fut représenté pour la première fois qu’au mois de janvier 1668. Rien ne s’opposerait donc, si l’on y tenait bien fort, à ce que l’on pût voir dans Amphitryon la détestable flatterie que Michelet y vit jadis ; et c’est autre chose ici qu’il fallait dire. Mais ce qui n’est pas adroit de la part d’un moliériste, c’est, en voulant obstinément justifier Molière du reproche de flatterie, de nous rappeler toutes les occasions où Molière, quoi qu’on en dise, ne s’est pas montré moins courtisan que la plupart de ses contemporains.

« Faudra-t-il souffrir, s’écrie enfin M. Vitu, que l’on attache toujours au chapeau de l’immortel inventeur du Misantrope, de Tartuffe, des Femmes savantes, cette devise du plagiaire : « Je prends mon bien où je le trouve ? » Eh ! oui, sans doute, il faudra le souffrir, si ce mot, que Molière l’ait ou ne l’ait pas lui-même prononcé, ne convient à personne plus qu’à lui, sauf peut-être à Shakspeare. Rien n’est plus certain ; Molière a pris ou repris son bien où il le trouvait, et il a bien fait de l’y prendre, et si quelqu’un se croit de force à le reprendre à son tour dans Molière, il en peut tenter l’aventure, comme l’ont fait l’auteur des Folies amoureuses, et l’auteur de Turcaret, et l’auteur du Barbier de Séville, dont aucun ne s’est si mal trouvé de son audace. Mais ce qui n’est pas très habile, c’est de venir ici parler de « plagiat, » et ainsi, d’exposer Molière à cette puérile accusation de la part de ceux qui, sans savoir exactement où la véritable invention réside, savent toutefois que Molière, comme Shakespeare, a beaucoup et partout emprunté.