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M. Ordega lui accorda facilement. Quoique déchu de sa grande autorité, ce cheik fantaisiste n’en demeure pas moins le plus riche propriétaire foncier de tout l’empire, et si on tentait de le dépouiller, on fournirait à notre ministre l’occasion de s’ingérer dans l’administration du Maroc. Avoir à protéger contre la mauvaise foi et contre l’avarice d’un gouvernement fanatique une frontière et un archisaint, cette double tâche peut sembler un peu lourde. Mais M. Ordega n’a pas l’amour des sinécures, il ne se plaindra jamais d’avoir trop d’occupations sur les bras. Il plairait davantage à Fez s’il était un de ces indolens qui ne quittent pas volontiers leurs pantoufles.

Quelque incident qui survienne, quelques chicanes qu’on lui cherche et quelle que soit la puissance européenne qui le tracasse, le sultan Muley-Hassan a cette bonne chance qu’il est sûr d’en trouver deux autres toujours prêtes à lui venir en aide. C’est grâce aux jalousies de l’Europe que le Maroc, comme la Turquie, conserve son indépendance. A cet égard, sa situation est encore meilleure que celle de l’empire ottoman. Il y a dans la Turquie d’Europe des populations chrétiennes, dont le chef de l’église orthodoxe, souverain de toutes les Russies, est le protecteur naturel et qui constituent un parti de l’étranger. L’empereur du Maroc n’a point de sujets chrétiens, et dans toute l’étendue de ses états l’étranger chercherait vainement à se créer un parti. La puissance qui voudrait s’en emparer ne pourrait s’y ménager aucune intelligence. Avant de se lancer dans son entreprise, le conquérant calculera tout l’argent qu’il faudrait dépenser, tout le sang qu’il faudrait répandre pour avoir raison d’un peuple que dévore le zèle de la maison d’Allah. Quiconque a gouverné des Arabes sait ce qu’il en coûte de réduire à l’obéissance cette race indocile et redoutable, qui, joignant la légèreté des pensées à l’obstination des rancunes, fidèle à sa haine et oublieuse de son malheur, puise dans la folie de ses espérances toujours promptes à renaître le courage des vaines tentatives et des éternels recommencemens.

M. Rohlfs parait croire que les destinées du Maroc se régleront avant peu. Quelle que soit sa compétence, nous nous permettons d’en appeler. Un diplomate français disait un jour qu’il y a trois sortes de questions, les questions latentes, les questions pendantes et les questions ouvertes. La question du Maroc n’est pas ouverte, elle n’est pas même pendante ; espérons qu’elle restera latente durant de longues années encore.


G. VALBERT.