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savante fut envoyée cour visiter ce port, et on ne réussit pas à découvrir où il se trouvait. On a fini par le savoir.

Assurément l’Espagne a de sérieux intérêts dans le Moghreb. La colonie étrangère qui en a forcé l’entrée se recrute surtout parmi ses nationaux ; sa monnaie circule jusque dans les provinces les plus éloignées de l’empire ; sa langue se parle dans tous les ports, ses missionnaires ont acquis le droit de dire la messe dans deux villes. Mais si l’Espagne est fort connue au Maroc, elle n’y est guère aimée. Les vaincus n’ont pas l’habitude d’adorer leurs vainqueurs ni les débiteurs de chérir leurs créanciers. D’ailleurs, pour être une puissance coloniale, il faut avoir plus d’argent que de préjugés, et l’Espagne a plus de préjugés que d’argent. Elle l’a bien prouvé en 1860, lorsque après sa brillante campagne, tous les juifs du Maroc, dont elle avait jadis chassé ses pères, lui demandèrent de les prendre sous sa protection et de les reconnaître pour ses enfans. C’était pour elle une occasion unique d’accroître son influence en réparant sa vieille injustice. Elle s’y refusa ; ses mépris prévalurent sur ses intérêts. Elle n’en regarde pas moins le Maroc comme son bien, comme un héritage qui doit lui revenir tôt ou tard. Elle n’est pas impatiente d’entrer en possession ; elle sait qu’un peuple qui a des finances embarrassées doit pourvoir au plus pressé et ajourner ses entreprises. La poire n’est pas encore mûre, elle ne la cueillera ni aujourd’hui ni demain. Mais elle ne la quitte pas des yeux, et tout maraudeur lui est suspect.

Quant à la France, pour qu’elle pût se désintéresser de ce qui se passe dans le Moghreb, il faudrait qu’elle renonçât à la possession de l’Algérie. Les affaires des deux pays sont étroitement liées. Il y a des tribus nomades qui campent tour à tour dans l’un et dans l’autre ; c’est au Maroc que se préparent les révoltes qui éclatent à l’heure marquée, dans nos tribus arabes ; c’est au Maroc que se réfugient les insurgés après leur défaite, sans que nous puissions les poursuivre dans les oasis de Figig, de Knetsa ou de Touat, où ils sont reçus à bras ouverts. Le sultan n’exerce aucune autorité, aucune police dans toute cette partie de son empire, et eût-il les meilleures intentions du monde, il est hors d’état d’y faire respecter le droit des gens.

La France soupire depuis longtemps après une rectification de frontières, et M. Rohlfs convient que ce vœu est fort légitime, qu’elle a commis une faute impardonnable en laissant à son voisin de l’ouest la vallée de la Muluya et plus au midi ces oasis qui sont des foyers de troubles et de complots toujours dénoncés et presque toujours impunis. Jusqu’au jour où nous pourrons conclure avec le Maroc un arrangement favorable à nos intérêts, nous aurons des affaires désagréables à démêler avec lui, de sérieux griefs contre son mauvais vouloir ou contre son impuissante. Le rôle que nous jouons à Tanger est le plus ingrat de tous.