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cherchent quelque moyen de prévenir Énée, lorsque les deux amis viennent leur annoncer qu’ils se chargent de l’entreprise. Nisus connaît la route qu’il faut suivre pour arriver jusqu’à lui : sous cette colline qu’il montre, vers la droite, il est sûr de trouver un chemin qui, en quelques heures, peut le conduire à Pallantée ; il en a vu de loin les premières maisons, dans ses chasses aventureuses[1]. Accompagnés par les vœux d’Iule et des chefs troyens, ils partent. Ici, la connaissance des lieux nous permet de les suivre presque pas à pas. Virgile nous dit qu’ils sont sortis « par la porte la plus voisine de la mer ; » nous en sommes d’abord un peu surpris : c’est précisément le contraire du chemin qu’ils auraient dû prendre, car en se dirigeant comme ils le font, ils tournent le dos à Pallantée. La route véritable était à l’extrémité opposée, c’est-à-dire à l’endroit par où l’on arrive aujourd’hui de Rome à Ostie. Faut-il croire, avec Bonstetten, qu’à ce moment le cours du Tibre se rapprochait du grand marais qu’on appelle stagno di Levante, que, dans la partie qui fait face à Rome, le marécage et le fleuve se rejoignant formaient comme une ceinture au camp d’Énée, et qu’il n’y avait pas d’issue de ce côté ? Ou n’est-il pas plus simple d’admettre que Nisus et Euryale ont choisi la route qui longe la mer parce qu’elle était la moins défendue ? Nisus, en effet, a remarqué que les Rutules, qui ont passé la nuit à jouer et à boire, ne se gardaient pas. C’est à peine si quelques feux brillent dans leur camp. Ensevelis dans le sommeil et l’ivresse, les uns sont étendus sur l’herbe, les autres plus mollement couchés sur des tapis entassés ; tous dorment de tout leur cœur. Aussi les deux amis en font-ils aisément un grand carnage. Ils s’attardent même plus qu’ils ne devaient à cette victoire facile ; ils sont tentés par le riche butin qu’ils ont conquis, et perdent leur temps à l’emporter : le pauvre Euryale, un tout jeune homme, qui a la vanité de son âge, ne résiste pas à se couvrir d’armes brillantes, qui, frappées d’un rayon de lune, le trahiront tout à l’heure et seront cause de sa mort. Ils s’aperçoivent enfin que le jour approche, qu’ils sont arrivés à l’extrémité du camp des Rutules et qu’il leur faut se hâter d’en sortir.

Ils changent alors la direction de leur route. Le poète nous a dit qu’à leur départ ils ont trouvé deux chemins devant eux ; l’un menait sans doute directement à la mer ; l’autre, tournant à gauche, longeait le rivage et tenait la place de cette via Severiana, construite par Septime Sévère et qui allait d’Ostie à Terracine. Nisus

  1. Bonstetten fait remarquer qu’en effet, des hauteurs de Castel Decimo, on voit nettement les maisons des faubourgs de Rome.