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s’élèvera la ville que tu dois bâtir (Lavinium) ; c’est le terme de toutes tes fatigues. De là partira plus tard, après trente années révolues, ton fils Ascagne, pour aller fonder Albe, la noble ville, dont le nom rappellera l’origine (Alba, la blanche). Sois sûr que mes prédictions ne te trompent pas. » En effet, Énée trouve, en se réveillant, la laie blanche couchée sur le rivage, avec ses trente petits, et les immole à Junon.

Cette légende, comme la précédente, est une histoire de paysans : le jeu de mots qui en est le fond, et qui explique le nom de la ville d’Albe, en indique assez l’origine. De plus, ces paysans sont des habitans du Latium ; ils appartiennent à un pays dont les porcs forment la principale richesse ; le vieux Varron parle avec vanité de ceux qu’il élève dans ses domaines, et il croit flatter ses compatriotes en les appelant des porchers, porculatores italici. On peut dire à la vérité que ces animaux figurent plus avantageusement dans une ferme que dans un poème épique. Homère sans doute ne répugne pas à parler d’eux ; cependant lorsque Jupiter, dans son poème, veut redonner du cœur aux combattans par un présage favorable, il leur envoie d’ordinaire un aigle qui déchire un serpent ou qui tient un faon dans ses serres : l’aigle, il faut bien le reconnaître, a meilleure apparence qu’un porc ou qu’une laie. On a remarqué que Virgile lui-même, dans ses Géorgiques, c’est-à-dire dans un ouvrage où il chantait l’agriculture italienne, m’a pas donné tout à fait à ces animaux la place qu’ils méritaient d’occuper ; il ne parle du porc que deux ou trois fois ; encore, dans un de ces passages, a-t-il cru devoir lui attribuer une attitude presque héroïque, qui le dénature entièrement :


Ipse ruit dentesque sabellicus exacuit sus,
Et pede prosubigit terram.


Nous ne trouvons plus les mêmes précautions timides dans l’Enéide. Il n’a pas hésité à y introduire la laie blanche et ses petits, et ne s’est pas demandé ce qu’en penseraient les délicats. Ici encore, il faut lui savoir quelque gré de son courage.

Tout le monde s’accorde à reconnaître que Virgile n’a reproduit la vieille légende qu’après que le temps lui avait fait subir de grandes modifications ; mais le récit même qu’il en fait permet aisément de la ramener à sa forme primitive. Quoi qu’il prétende, ce n’est pas pour expliquer la naissance de Lavinium qu’on l’avait créée ; ceux qui les premiers imaginèrent cette fable naïve ne songeaient qu’à la ville d’Albe, qui était alors la métropole de la ligue latine. Ils racontaient que les Latins s’étaient un jour réunis au pied du mont Albain, leur montagne sacrée, et qu’ils consultaient les dieux pour