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Pline, que tous les autres fleuves, réunis. » Aux approches de la grande ville, il était bordé de jardins délicieux, où les grands seigneurs aimaient à réunir, leurs amis des deux sexes dans des festins joyeux pendant lesquels on s’amusait à voir les bateaux descendre et remonter le fleuve. On ne peut douter que Virgile n’ait assisté plus d’une fois à ces divertissemens de l’aristocratie romaine, et il y songeait sans doute en décrivant, comme il l’a fait, dans le huitième livre, le voyage qu’entreprend Énée pour aller à la ville d’Évandre. On ne saurait imaginer de navigation plus agréable : « Les vaisseaux glissent sur les eaux ; le fleuve s’étonne, la forêt regarde avec surprise ce spectacle, nouveau pour elle, de boucliers étincelans et de navires aux couleurs brillantes qui nagent sur les flots. Les rameurs travaillant sans relâche, ils s’avancent, au milieu des longs détours du Tibre ; ils passent sous une voûte d’arbres épais, et il semble que leur proue fend les forêts dont l’image se reflète sur l’eau, tranquille. » Si l’on excepte les sinuosités du fleuve paresseux, il n’y a plus rien aujourd’hui qui ressemble à ce tableau séduisant. Un vieil écrivain, antérieur de plus d’un siècle à Virgile et qui vivait sans doute à une époque où le travail de l’homme n’avait pas encore transformé cette nature ingrate, parle bien autrement que lui. Il représente Énée saisi de tristesse à la vue de ce pays que lui cède Latinus, et qu’il lui faut vivre désormais. « Il était fort mécontent, nous dit-il, d’être tombé sur une terre, si aride et si sablonneuse : ægre patiebatur in eum devenisse agrum macerrimum litorosissimumque. » Cette phrase énergique représente à merveille l’aspect du pays tel que nous le voyons aujourd’hui. Quand, du haut d’un de ces tertres formés par l’amoncellement des ruines, nous jetons les yeux autour de nous, il nous est impossible de ne pas plaindre ce pauvre chef troyen, qui vient de quitter les riches campagnes de l’Asie, et à qui les dieux ont fait payer, par tant de fatigues et de périls la possession de quelques lieues de sable.

Virgile lui prête d’autres sentimens ; il le représente enchanté du spectacle qui s’offre, à lui et tout joyeux d’aborder sur cette rive inconnue. C’est qu’il espère qu’il est enfin arrivé au terme de son voyage et que la terre qu’il va fouler est celle où les destins le conduisent. Mais quand on connaît le pieux Énée, on peut être certain qu’il ne se fiera pas légèrement à ses espérances. Avant de commencer à fonder un établissement solide, il attendra que les dieux lui aient montré par des signes manifestes qu’il ne se trompe pas ; pour qu’il ait pleine confiance, il faut qu’ils lui prouvent à deux reprises, par deux prodiges successifs, qu’il est dans le pays où il doit rester. Ces prodiges, que Virgile raconte en détail, ont dans son œuvre un caractère particulier, ils étonnaient déjà les critiques de