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de mes troupeaux sont plus nombreux que tous vos moutons ensemble. » Le pari fut accepté, la vérification faite, et l’Abraham de la Chersonèse gagna. — Une petite rivière coule près d’ici, la Kalmioussa. M. I… nous raconte que ses laboureurs, comme ceux dont parle Virgile, trouvent parfois sur les bords de ce cours d’eau des débris d’anciennes armures. C’est là que se livrèrent, à l’origine de l’histoire russe, les batailles épiques entre les princes de Moscovie et les premiers envahisseurs venus de l’Orient, les Polovtzy et les Petchénègues. Le Donetz tient une grande place dans la plus belle chanson de gestes du moyen âge russe, le Dit des compagnons d’Igor ; le fleuve a des entretiens fraternels avec le Roland slave ; il pleure quand les héros meurent, quand « leur âme de perle s’est dissoute ; » les petites fleurs de la prairie se fanent de chagrin ; les bouleaux de la rive inclinent leur tête en signe de deuil, les loups hurlent, les corneilles croassent, la terre grue gémit sourdement : tout le peuple mystérieux de la steppe mène les funérailles de l’armée vaincue.

Une apparition inattendue me tire de ces souvenirs ; au creux d’un ravin, parmi des arbres et des vergers, nous voyons surgir des toits ; c’est l’ensemble d’une grande exploitation, maisons, fermes, moulins, orangeries, volières, immenses écuries ; créations seigneuriales du père de notre hôte. M. I… nous fait les honneurs de Zouïefka, et tout d’abord du haras. Les pur-sang et les demi-sang, issus de jumens du Don et d’étalons anglais, défilent sous nos yeux durant des heures ; d’abord les glorieux vétérans, qui ne comptent plus leurs victoires sur tous les hippodromes de la Russie ; puis leur postérité, des bêtes de tout âge, quelques-unes vraiment superbes. Enfin voici de jeunes poulains d’un an et demi : leur propriétaire a pour eux de plus hautes ambitions : six d’entre eux vont être engagés pour courir le grand prix de Paris en 1886. Petits chevaux de la steppe, quelles seront vos impressions dans l’enceinte du pesage ? Bonne chance sur la piste de Longchamp !

Notre hôte nous introduit dans sa maison, très simple et très modeste, une maison de campagnard russe d’autrefois. Il ne m’en voudra pas si je trahis discrètement l’impression profonde que firent sur nous ces habitudes de vie patriarcale. Détail caractéristique des vieilles mœurs russes, on pénètre dans le salon par une pièce de passage où les filles de chambre s’occupent aux travaux de l’aiguille, broderie ou couture ; c’était ainsi jadis chez tous les seigneurs, et s’il faut en croire Homère, dans l’atrium du palais des rois grecs ; je n’ai retrouvé cette coutume nationale qu’à Zouïefka. Le salon, — c’est mal dire : la grand’salle, — est une immense pièce nue ; quelques meubles de forme ancienne, rapportés par les pères d’un