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l’avaient fixé à Moscou ; un caprice de Pierre Ier, justifié par le commerce des mers du Nord au XIIIe siècle, reporta ce centre de gravité à Pétersbourg ; je suis convaincu que la royauté factice de cette ville est menacée dans un avenir prochain. Aujourd’hui, l’activité de l’Europe a reflué sur les mers du Sud, sur les routes d’Orient ; des terres fécondes, des mines, un climat plus doux, tout sollicite la vieille Russie vers l’embouchure de ses grands fleuves, hors de ses neiges stériles. Elle obéit insensiblement à la loi qui précipite tous les peuples vers leurs frontières méridionales, qui pousse la race germaine sur la mer Egée et entraîne notre race sur le continent africain. Loi d’autant plus inévitable qu’elle n’a rien à voir avec la politique et n’est pas particulière à l’homme ; c’est la loi de vie de l’univers, l’attraction du soleil. Nous croyons suivre nos ambitions ou nos intérêts, nous ne faisons qu’obéir au vœu de la nature ; sans le savoir, nous imitons l’arbre, qui dirige invinciblement ses rameaux vers le soleil, les eaux aspirées par ses rayons, la terre elle-même, qui s’aplatit aux pôles et se renfle à l’équateur, dans son perpétuel élan vers la douce lumière. Esprit ou matière, tout ce qui vit fait effort vers la lumière.

Nous nous arrêtons quelques heures à Débaltzevo, le point de croisement des lignes du Donetz ; pour le coup, les ingénieurs ont dépassé les folies de Potemkine improvisant des palais dans ces mêmes déserts sur les pas de sa souveraine. Quel n’est pas notre étonnement en voyant surgir de la steppe une gare monumentale, comme peu de grandes villes russes en possèdent ! Un édifice en pierres de taille, de ce style allemand qu’on pourrait appeler le gothique industriel, surchargé d’ornemens, de colonnettes et d’appendices en fer de fonte. Au dedans, des salons spacieux, des lambris de chêne sculpté, un mobilier luxueux ; en face, deux grandes maisons à trois étages pour le logement de neuf cents employés ; on ne trouverait pas les pareilles d’ici jusqu’à Moscou. Tout cela avec l’air neuf et abandonné qu’ont les palais des sultans d’Orient. L’herbe croit entre les joints de la porte d’honneur ; un commis a installé son pupitre et ses paperasses sur les degrés du somptueux vestibule ; les lampadaires de bronze penchent lamentablement, décoiffés par le vent. Ces beaux spécimens d’architecture sont symétriquement disposés dans la solitude comme les épures sur la feuille blanche de l’ingénieur. Autour d’eux, rien ; pas une chaumière, pas une âme ; le vide et le silence du Sahara. On avait cru qu’il s’élèverait ici quelque Chicago ; on avait escompté la vie, la vie n’est pas venue. Le point est mal choisi ; le filon de houille disparaît précisément dans ce canton, la mine la plus proche est à 15