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Maintenant nos hôtes sont au bout de leurs peines, ils ont assuré le passage et vont pouvoir descendre jusqu’au filon. Nous souhaitons à la mine française d’aussi beaux résultats que ceux obtenus à Briantzefka. Il y a place pour plusieurs dans cette industrie grandissante ; d’après les chiffres que nous communiquait M. le baron Kloth, la production du sel russe, qui était de 50 millions de pouds en 1881, a brusquement doublé et sauté à 100 millions l’année suivante, quand le ministre des finances eut l’heureuse idée d’abolir l’accise de la gabelle. La consommation s’accroîtra sans doute, comme celle de toutes les autres richesses minérales ; l’ingénieur nous montrait, en feuilletant les tableaux de l’Annuaire des mines, ce qu’est depuis dix ans cette ascension prodigieuse. Mais pour mieux juger de ce développement rapide, il faut quitter le pays du sel et pénétrer dans le pays du charbon.


Lougansk.

Nous venons de le traverser durant toute une journée, ce pays, en suivant l’artère principale de la compagnie minière ; je me demande encore si j’ai voyagé dans le Hainaut, dans l’Ouest américain, ou dans la plaine de Damas : il y a des trois pêle-mêle. Ces gares, ces logemens ouvriers barbouillés de suie, ces terrains saturés de poudre noire, ces interminables convois de houille que charge et décharge un peuple de nègres, tout cela ne diffère en rien de nos régions du Nord, tout porte l’uniforme livrée de deuil du seigneur de ce siècle, le charbon. Plus loin, dès qu’on s’éloigne de la voie, des espaces inhabités, des puits d’extraction surgissant à l’improviste d’un champ de blé, protégés par un humble appentis de planches, entourés de huttes ou même de tentes pour les ouvriers venus d’hier ; des fosses essayées et abandonnées, des chemins à peine tracés dans les herbes ; je ne sais quel air d’industrie sauvage qui trahit le pionnier et l’aventure, l’attaque récente de l’homme contre la solitude : voilà qui fait penser au Nouveau-Monde, au début d’une colonisation là-bas. Enfin, là où le filon se perd, le désert reparaît, il s’étend, morne et fauve ; rien ne trouble sa paix, sauf un vol d’outardes épouvantées par le train, un berger chaussé de sandales qui pousse son troupeau devant lui : c’est l’Orient et son sommeil immobile.

On comprendra ces contrastes si l’on se rappelle l’histoire toute neuve de la Russie méridionale. Il y a deux siècles, les Cosaques du Don ne relevaient que de Dieu et de leurs lances, c’étaient des hordes de bannis, pastorales et guerrières : Stenka Razine, le bandit, légendaire, les menait au pillage des villes du Volga. Pierre