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trouvions en face d’une nation grisée par la fortune, exaltée par ses passions, résolue à briser l’obstacle qui s’opposait au triomphe de ses aspirations. « Il faut être prêt, disait-on, pour prendre une habile et courageuse initiative. » On ne se préoccupait pas des moyens, on ne voyait que le but. « C’est la victoire elle-même, et non pas la façon de vaincre, qui donne la gloire, » a dit Machiavel. Pour les Italiens, le territoire pontifical n’était pas un territoire étranger ; c’était une de leurs provinces dont on les avait injustement spoliés. Ils n’entendaient pas violer une frontière, ils prétendaient consacrer un droit de propriété.

Lorsque M. Visconti-Venosta, à deux reprises, déclarait, du haut de la tribune, qu’il serait honteux de profiter de nos malheurs pour résoudre la question romaine, il n’exprimait pas le sentiment de la majorité de la chambre et encore moins celui du pays. On devenait chaque jour moins scrupuleux, les esprits les plus honnêtes trouvaient qu’il y aurait niaiserie à ne pas profiter des circonstances pour assurer à l’Italie son unité territoriale. Chaque séance du parlement était marquée par un nouvel effort de l’opposition pour pousser le gouvernement dans la voie des violences. M. Rattazzi et M. Crispi sommaient le ministère de passer le Tibre, de marcher sur Rome. Les manifestations se multipliaient dans les grandes cités de la péninsule. La Riforma, inspirée par la légation de Prusse, ne se contentait plus de Rome ; déjà elle revendiquait Nice, la Corse et la neutralité de la Savoie.

Le ministre des affaires étrangères restait correct, impassible. Son langage ne variait pas ; les violences lui répugnaient ; il avait le respect des protocoles. Ses collègues ne partageaient pas ses scrupules. M. Sella était pour un coup d’éclat, il croyait qu’il fallait pénétrer dans Rome sans laisser au pape ni à l’Europe le temps de se reconnaître. C’était un homme d’action. On croyait Victor Emmanuel soucieux de ses engagemens avec la France, respectueux pour l’église, préoccupé de la colère céleste[1]. « Sans le roi, disait quelques semaines plus tard M. de San Martino, à Dromero, dans un comice électoral, nous ne serions pas à Rome ; c’est lui qui y a poussé ses ministres. » C’est ainsi que tombent les légendes royales.

Il est de fait que les soixante mille hommes que lui demandait le prince Napoléon et qu’il disait n’avoir pas sous la main étaient massés sur les frontières romaines ; ils n’attendaient que la chute de l’empire pour renverser le pouvoir temporel.

  1. « Si jamais il s’agissait d’aller à Rome, disait le roi au prince de La Tour d’Auvergne en 1859, c’est à Humbert seul que je laisserai cette tâche. Pour rien au monde je ne veux y mettre les pieds. » (Comte d’Ideville, Journal d’un diplomate en Italie.)