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XII

Le duc de Gramont espérait encore au lendemain de nos premiers désastres, alors que tout espoir lui était interdit. Il ne comptait plus sur l’Autriche, il prétendait l’avoir surprise en flagrant délit de duplicité, mais il se retournait vers l’Italie. Elle était sa dernière ressource. Il se flattait que 100,000 Italiens venant déboucher en France par le mont Cenis, la route que nous avions prise en 1859, nous rendraient la victoire :

« Vous connaissez la situation, écrivait-il le 7 août à M. de Malaret ; elle est sérieuse, mais nous gardons tout espoir. J’ai appris par le général Fleury, à qui l’empereur de Russie en a donné la preuve, que la Prusse a garanti à l’Autriche l’intégrité de ses provinces allemandes[1]. Ceci explique pourquoi l’Autriche est si réservée et ne s’allie à l’Italie que pour l’arrêter. Dans l’état actuel des choses, il n’y a plus moyen d’attendre, le moment est venu. Demandez aux Italiens s’ils sont disposés à participer à la guerre sans l’Autriche et à joindre un corps d’armée à l’armée française. Ils pourraient nous rejoindre par le mont Cenis, cette même route que nous avons prise en 1859, pour aller en Italie. L’empereur de Russie a formellement déclaré à Fleury qu’il adhérait à l’idée de l’Italie venant à nous aider. Faites-le savoir au roi. Les paroles mêmes de l’empereur sont celles-ci : « Je m’y attends, je le trouve naturel[2] ! »

Nous avions, depuis 1868, consacré tous nos efforts à rapprocher l’Autriche de l’Italie, et, à l’heure décisive, notre politique en était réduite à défaire l’alliance à laquelle elle avait présidé.

M. de Malaret avait l’autorité que donne une longue carrière ; il était accrédité en Italie depuis sept ans, il s’y était fait des amis, sa parole était écoutée. Il ne ménagea pas les argumens, il fut tour à tour pressant et insinuant ; il dit que l’empereur attendait de son ministre à Florence des informations immédiates et précises, qu’il désirait savoir ce qu’il pouvait attendre de l’amitié effective de son ancien allié. Il ne doutait pas que le gouvernement italien ne comprît que le temps des longues échéances était passé ; il pria le

  1. C’était un renseignement sujet à caution.
  2. Ce furent les dernières instructions que M. de Gramont adressa à Florence ; peu de jours après il rentrait au palais du quai d’Orsay, les vêtemens en désordre, en proie à une violente surexcitation : le ministère Ollivier venait de sombrer sous les imprécations de la chambre et du pays. « Et dire, s’écriait-il, devant les secrétaires de son cabinet, en brandissant un coup de poing, que j’ai vu le moment où je me servirais de cet instrument pour me frayer un passage au milieu des députés qui m’étouffaient et m’abreuvaient d’injures ! Hélas ! ils n’avaient pas tort, mais ils m’auraient certainement absous, si j’avais pu tout leur dire ! »