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Je m’aperçois que les difficultés que je signale, pour la jouissance de Shakspeare au théâtre, nous sont communes presque toutes avec nos voisins d’outre-Manche. Quel paraîtra notre sort, si l’on réfléchit qu’entre ce style et nous, doit intervenir une traduction ! Laquelle? En est-il une possible, j’entends une traduction pour la scène, vivante et non pas morte, qui ne donne pas seulement l’intelligence du texte, mais la sensation du style? Assurément, où lady Macbeth pousse l’invocation fameuse: Unsex me,.. M. François-Victor Hugo peut transcrire : « Désexez-moi i » mais qui traduira la traduction? Un lettré, dans son cabinet l’interprétera, sans doute ; mais que ce cri retentisse au théâtre: pas un Français, à première audition, n’en devinera le sens. Il faut se contenter, comme M. Lacroix, de : « Changez mon sexe; » et que devient alors la vertu des mots? Macbeth, un peu plus loin, parle d’anges d’une certaine espèce : trumpet-tongued angels. Un émule de M. Mallarmé risquera peut-être : langués de trompettes; mais qui le comprendra? M. Lacroix, ingénieusement, trouve cet à-peu-près : « à la voix d’airain ; » mais qu’est-ce que l’à-peu-près en fait de style ? Qu’on se figure Saint-Simon réduit en plat français par un disciple de La Harpe; au lieu de la fameuse phrase : « Il fut bombardé archevêque, » on lira : « Sa nomination à un archevêché éclata comme une bombe. » Ce nouveau Saint-Simon, à l’usage des petits grammairiens, c’est proprement Shakspeare traduit en français.

Mais encore, cette traduction que l’on cherche, sera-t-elle en prose ou en vers? La prose est plus fidèle; mais, chargée de métaphores et tortueuse en sa démarche, elle ne laissera jamais oublier qu’elle est une traduction. Ce ne sera pas un drame, mais un devoir d’école déclamé sur le théâtre; à chaque instant, l’illusion, pour peu qu’elle ait commencé, sera rompue. On réclamera le vers: on l’a réclamé, le printemps dernier, après la tentative de M. Richepin, Mais le vers français, si patiemment qu’on le désarticule, ne s’adapte pas au vers anglais; il perd son harmonie, sans acquérir celle des cinq ïambes; il perd sa contenance sans imiter leur allure. Songez que le rythme, dans Shakspeare, est si étroitement lié à l’idée que le mouvement de l’un ne peut continuer quand le mouvement de l’autre est achevé : « Souvent, dit M. Darmesteter, soit dans le dialogue, soit dans le discours même, quand il y a arrêt de sens, le vers ne s’achève pas parce qu’il n’y a pas de matière pour le remplir. » J’entends bien que, selon le système exposé par Vigny dans sa Lettre à lord ***, on « détendra » l’alexandrin dans ces parties accessoires qui sont les « récitatifs » du drame; on ne lui rendra sa fermeté sonore que pour répercuter « le chant. » Par malheur, un vers brisé n’est pas un vers sinueux, un vers plat n’est pas un vers simple, et les qualités familières de la prosodie anglaise ne se traduisent chez nous qu’en défauts : voilà pour les récitatifs.