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Les premiers résultats connus du scrutin justifièrent entièrement les prévisions des démocrates. Le solid South, avec ses annexes, leur avait donné les 162 voix sur lesquelles ils comptaient en toute assurance. De même, M. Blaine enlevait au Nord et à l’Ouest 171 voix. Des cinq états incertains, deux passaient aux républicains, la Californie et le Nevada, deux aux démocrates, l’Indiana et le Connecticut. Au total, 182 voix et 18 états pour les républicains, 183 voix et 19 états pour les démocrates. Qui avait New-York et ses 36 voix? Pendant trois jours cette question resta sans réponse, ou plutôt les deux partis se déclarèrent victorieux. Les journaux des deux camps donnaient des chiffres contradictoires ; de part et d’autre, on s’accusait de mauvaise loi. M. Jay Gould ayant le contrôle de toutes les lignes télégraphiques de l’état, les démocrates affirmèrent que, dans un intérêt de spéculation, et pour créer un courant d’opinion favorable à M. Blaine, il avait fait sciemment transmettre des télégrammes falsifiés. L’excitation publique atteignit une telle intensité que l’on put redouter des désordres. Les démocrates s’écriaient que leurs adversaires voulaient renouveler les procédés scandaleux de 1876 et fausser les chiffres du scrutin pour porter de force leur candidat au pouvoir. En fait, le dépouillement des votes ne pouvait s’effectuer assez vite au gré de ces impatiences surchauffées. L’état de New-York, qui a presque l’étendue de l’Angleterre, compte plus d’un million d’électeurs, et le vote pour les électeurs présidentiels a lieu au scrutin de liste. Le 8 novembre enfin, la vérité fut connue : les démocrates l’emportaient, mais de si peu que le doute avait été bien permis. Un journal républicain d’Albany annonça le fait au public en reconnaissant une majorité de 1,200 voix environ en faveur des démocrates, et toute incertitude fut dissipée lorsqu’on lut dans les journaux le texte du télégramme par lequel M. Jay Gould saluait la victoire de M. Cleveland : « Je vous félicite cordialement, monsieur, de votre élection. Tout le monde concède que votre administration comme gouverneur a été sage et conservatrice; j’ai la certitude que, sur un champ plus large, comme président, vous ferez mieux encore, et que les grands intérêts du pays seront entièrement saufs entre vos mains. — Jay Gould. » Cette dépêche produisit un effet extraordinaire et instantané. A la voix du puissant millionnaire, le calme se rétablit dans la rue, la confiance rentra dans les esprits et les cours des valeurs se relevèrent dans Wall-Street. L’élection ne serait pas contestée; les républicains admettaient leur défaite.

Les démocrates avaient le droit de se réjouir; mais tout leur commandait de ne triompher qu’avec modestie. Ce n’était pas le moment de faire de grandes phrases sur le châtiment que le suffrage universel venait d’infliger aux adeptes dégénérés des doctrines