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du récit ému de Josèphe, racontant que pendant le siège de Jérusalem par Titus, une femme nommée Marie, fille d’Eléazar, tua et dévora son fils ? L’historien arabe Abd-Allatif nous a laissé le tableau effrayant d’une famine en Égypte. Les malheureux s’arrachaient les lambeaux des cadavres, et, quand cette ressource manquait, ils égorgeaient les femmes, les enfans, les vieillards. Au XIe siècle, une famine non moins cruelle désola la France pendant trois années consécutives. Les hommes allaient à la chasse des hommes, rapportent les chroniqueurs. Un boucher de Tournay fut condamné à être brûlé vif pour avoir exposé sur son étal de la chair humaine, et un aubergiste de Mâcon subit la même peine ; il assassinait les voyageurs qui descendaient chez lui non pour les voler, mais pour les manger. La folie de la faim est l’excuse des mères arabes, qui, il y a peu d’années, tuaient leurs enfans pour nourrir la famille[1]. Elle est aussi l’excuse des compagnons du lieutenant Greely dans la dernière expédition du pôle Nord, où des matelots du yacht Mignonnette furent condamnés à manger les leurs pour prolonger leur existence. Mais ce sont là des causes accidentelles, passagères, qui tendent à devenir chaque jour plus rares, grâce à la rapidité des communications d’un point à l’autre. Nous voudrions pouvoir en dire autant des fureurs qui naissent à la suite des guerres civiles, des luttes de parti à parti. Un membre de la Société d’anthropologie racontait dans une séance récente qu’il avait vu deux Siciliens mordre à belles dents le cœur d’un Napolitain qui n’était pas encore complètement mort. Il est d’ailleurs inutile de sortir de France pour savoir ce que les passions surexcitées ont pu amener d’atrocités. L’anthropophagie, dans ces cas douloureux, peut être un crime, elle n’est point une institution.

La cause la plus fréquente, la plus incontestable des sacrifices humains et des festins de cannibales, leur suite inévitable a été, chacune de ces pages en offre la preuve, le sentiment religieux. Les hommes se faisaient, ils se font, hélas ! chaque jour des dieux aussi féroces qu’ils le sont eux-mêmes. La terreur que ces dieux inspirent est la raison des holocaustes qu’on leur offre ; il faut à tout prix détourner leur vengeance. Les sacrifices humains étaient communs sur toute la côte sud-est de Madagascar. Les Malgaches les regardaient comme seuls capables d’apaiser la colère de leurs dieux. Nous voyons à Haïti le vaudou, c’est le nom donné au culte secret de la couleuvre ; il a été importé d’Afrique par les nègres que la traite livrait à l’esclavage et il s’est fidèlement transmis de génération en génération jusqu’à nous. Quand, au milieu d’une danse frénétique,

  1. Akhbar, Alger, 5 mai 1868.