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maritime, ainsi que par l’infériorité des salaires, qui décidait souvent ses marins à chercher du service chez les Anglais et les Américains. On faisait remarquer aussi qu’une nation qui se répand s’affaiblit, qu’en portant son drapeau au loin à travers le monde, elle se condamne à beaucoup de tracas, d’inquiétudes et de soucis, qu’elle s’expose à des affronts, à des nasardes. On alléguait surtout que des colonies florissantes ne peuvent être fondées que dans les pays comme l’Inde, comme Java, ou la terre est fertile et la population dense, où l’on a la main-d’œuvre à bon compte, et que ces pays étaient déjà occupés, que les bons lot-avaient été distribués, qu’on n’avait plus à se partager que des territoires ingrats, des solitudes, des sablonnières.

Quelques voix s’étaient bien élevées en 1871 pour demander qu’on obligeât la France à céder la Cochinchine à son vainqueur; mais ces voix n’avaient pas trouvé d’écho, et du moment qu’on renonçait à s’enrichir des dépouilles du voisin, qu’on avait volontairement manqué l’occasion unique qui s’offrait, ce qui restait à prendre ne méritait pas d’être désiré. Il est agréable, il est commode de s’approprier une colonie toute faite; la faire est une opération plus compliquée, et les frais d’établissement semblaient trop considérables; on pouvait mieux employer son argent, d’autant plus qu’en ce temps-là, on se croyait pauvre. — Il est trop tard, disait-on, nous ne nous sommes pas levés assez matin. Renonçons à notre chimère, nous n’aurons pas de peine à nous consoler. Les colonies avaient tout leur prix dans le siècle des monopoles, alors que le propriétaire les fermait avec un soin jaloux à tous les pavillons étrangers et les considérait comme une ferme dont il voulait être seul à toucher le revenu. C’en est fait des monopoles, des exploitations bien closes, et les Allemands ont prouvé en mainte rencontre que leur commerce entre partout.

Il faut rendre à nos voisins de l’Est cette justice qu’ils sont de tous les peuples celui qui met le moins de vanité dans la politique, et que M. de Bismarck parlait selon leur cœur lorsqu’il a dit : « Il ne faut pas s’occuper de ce qu’on peut prendre, la question est de savoir de quoi on a besoin. » Les Anglais avaient donc sujet de croire que, s’il y avait dans le monde un empire de plus, cet empire ne les gênerait jamais. Ils avaient toujours ou pour leurs cousins les Allemands cette bienveillance hautaine, un peu morgueuse, qu’on a pour un parent pauvre. Il leur arrivait quelquefois de se plaindre que le parent pauvre s’introduisait trop facilement chez eux, qu’il s’y installait trop à son aise, et, dans l’occasion, on le traitait de parasite incommode. Mais on se souvenait de la parenté et on lui accordait la protection qu’il réclamait : — « Nous étions alors, a dit un écrivain d’outre-Vosges. les opprimés et les humbles, qui, en glissant à travers le vaste empire d’Amphitrite, osaient à peine déployer leur pavillon et dont les consuls sans canons étaient en butte à mainte raillerie. » Il était naturel de penser que, depuis ses