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aussi l’évite-t-il et se détache définitivement. N’est-il pas étranger déjà depuis sa naissance, puisque le plus souvent il n’a pas d’état civil français et n’en peut pas avoir ? Le consul, qui devrait être le vrai maire de la colonie, peut-il remplir cette charge importante de tenir registre des naissances et décès survenus dans la colonie ? Dans un pays comme la république Argentine, grand comme l’Europe ; un seul consul résidant à Buenos-Ayres, à une des extrémités, est le seul autorisé à recevoir ces déclarations : quand il serait facile de multiplier les agens consulaires, de leur confier ces attributions qui appartiennent à de simples adjoints dans le dernier des villages de France. L’on rattacherait ainsi à la patrie beaucoup d’enfans qui se croient abandonnés par elle, parce qu’ils ne possèdent pas cet acte de naissance français et croient de bonne foi que c’est lui et non la loi qui doit leur conférer leur titre, leurs devoirs et leurs obligations ; ils ne voient pas l’acte de leur légitimation et se considèrent comme en dehors de la famille française. Ce n’est pas l’administration de la guerre avec son livret qui renouera ces liens que l’administration civile a dénoués.

Il faut pour des situations différentes des lois distinctes ; il ne faut pas que la loi demande l’impossible, sinon elle est violée et tout le monde y perd quelque chose. L’émigration est un élément trop nécessaire, un agent trop actif de notre influence pour que quelques faveurs ne lui soient pas accordées en échange des services qu’elle rend. On proclame aujourd’hui partout et avec raison que d’elle dépend le sort du commerce français ; on consulte publiquement et officiellement les colonies de Français à l’étranger ; on fomente chez elles la création de chambres de commerce destinées à éclairer, instruire la routine des producteurs qui ne savent se décider à sortir de France, à voir par eux-mêmes ce que l’on fait au dehors et attendent de cette création de la besogne toute faite, labeur pour les autres, profit pour eux. En revanche, il n’est venu à personne l’idée d’admettre au conseil supérieur colonial un seul représentant de ces groupes imposans de Français à l’étranger ; il y aurait cependant là une occasion de leur donner une existence officielle en même temps que de connaître leurs besoins et leurs aspirations, de les discuter, de s’éclairer sur leur vie sociale, de ne pas laisser, en un mot, s’égarer comme des enfans perdus ces bataillons d’avant-garde qui ont planté au loin le drapeau de la France.


EMILE DAIREAUX.