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ressources personnelles, beaucoup d’entrain et d’envie de parvenir, il est généralement, au début, son chef d’atelier, son manœuvre et son apprenti, surtout son apprenti. Il s’aperçoit vite, en effet, que pour être chef d’industrie, il lui faut ajouter aux connaissances qu’il a beaucoup qu’il n’a pas, se mettre à l’école sans maître, à cette école de l’expérience personnelle, des essais et des tâtonnemens où l’amour-propre est toujours en jeu.

C’est là vraiment où s’aiguisent ces qualités d’initiative qui restent à l’état latent chez les artisans formés par l’apprentissage régulier, enfermés dans une spécialité, se laissant aller inconsciemment pendant les années de jeunesse, paresseusement ensuite à la routine d’un métier, où ils n’ont bientôt d’autre valeur personnelle que cette longue habitude de le pratiquer. L’école américaine est tout autre, et c’est là que se forment les hommes d’entreprise qui ont fait à cet adjectif continental une juste célébrité. Le Français américanisé ne reste pas en dehors du mouvement ; il acquiert là les qualités qui font le prix d’un homme disposé à tout, appliquant avec facilité son esprit à tous les essais, son intelligence à toutes les recherches, s’élevant tous les jours un peu au-dessus de lui-même, en étendant le domaine de son ambition et de ses aptitudes.

Ce qui distingue le Français, c’est qu’il est surtout artisan ; le plus grand nombre sait un métier, et le sait bien ; aussi a-t-il créé à l’étranger presque toutes les petites industries, ateliers indépendans, souvent bien modestes, que les circonstances, des hasards imprévus développent dans des directions si différentes du point de départ qu’elles ne sont souvent plus reconnaissables au bout de quelques années. Tel est devenu le chef d’une industrie, dont le plan avait été au début tout autre. Vous êtes surpris, en le voyant au milieu de son atelier, où rien de son industrie ne lui est inconnu, d’apprendre de lui quel était son premier métier ; sans qu’il ait gardé la mémoire des événemens, ce sont eux qui l’ont fait ce qu’il est, le forçant à des études nouvelles, ouvrant son esprit et le conduisant, par des analogies, à apprendre sans maître. Beaucoup, dans cet entraînement, à la remorque de circonstances qui leur imposent des travaux nouveaux, s’égarent dans leurs tâtonnemens, font une dépense d’essais, de recherches souvent peu utiles, ne trouvant pas toujours des livres capables de les renseigner, n’ayant pas sous les yeux de modèles qu’ils puissent consulter : leurs qualités personnelles s’y fortifient, et c’est avec des hommes ainsi trempés dans une atmosphère nouvelle, éprouvés par les efforts individuels, que se constituent ces colonies qui, de près comme de loin, méritent l’attention. Ces hommes, le plus souvent, rendent au pays où ils se sont ainsi formés une justice imprévue, adoptant une