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variété que pour augmenter les périls ; quelquefois il fallait attendre sur la rive du San-Borombon ou du Salado un mois ou deux que les eaux grossies eussent diminué ; on formait un campement et l’on comptait les jours. Il ne fallait guère songer, à cette époque, à chercher un abri en dehors des charrettes mêmes : les habitations, quand on en rencontrait, se réduisaient à d’humbles cabanes, couvertes de chaume, aux murs de boue, ayant une ouverture sans porte. Au loin, longtemps avant d’arriver au but du voyage, ces maisons mêmes ne se montraient plus ; les troupeaux disparaissaient ; on ne voyait plus ces quelques moutons à l’aspect triste, à la laine longue de plusieurs années ; on ne trouvait guère que quelques troupeaux de bœufs que les guerres civiles avaient laissés sans maîtres ou qui avaient échappé aux razzias périodiques des Indiens. Et puis enfin, on ne trouvait plus rien ; l’herbe pampéenne se montrait plus haute et plus rude, agitant au vent ses panaches blancs, au milieu desquels serpentait une route tracée par le pied des chevaux indiens. Un soir cependant, après cent lieues de plaine, on apercevait au loin, à l’horizon, une chaîne de montagnes, découpant en crêtes vives leurs cimes de marbre sur un ciel d’un bleu cru ; il restait à passer quelques ruisseaux aux eaux claires, annonçant la montagne voisine, au fond de roches, emplissant l’air d’un léger bruit de cascades, aux noms étranges, le Gualichù, le Tapalquen, le Chapaleofù, le Tandileofù. Un beau soir, on s’arrêta et on leur dit : C’est ici ! Singulier but pour une si longue expédition ! Pas d’autre abri que ces maisons roulantes qui les ont amenés et dont les conducteurs parlent déjà de lever l’ancre et de repartir ; du bois nulle part, du marbre jaspé et coloré en abondance, le ciel qui semble clément, un sol qui paraît fertile, mais qu’il faudra sans doute défendre.

La première colonie basque se fit là elle-même, ayant à veiller elle-même à sa subsistance et à sa défense ; certaines avancées que firent les Indiens la laissèrent quelque temps hors frontière, elle ne fut jamais violée. Après un demi-siècle, elle est devenue une ville, centre d’une région fertile couverte de troupeaux et de cultures, appartenant à des Basques ou à leurs fils, qui de là se répandant ont fondé plusieurs villes aux environs et rayonné dans toutes les directions. Colons laborieux, aisés, prêts à aider les nouveau-venus, ils soutiennent de loin ceux qui sont restés au pays, réalisent quelquefois le rêve de revoir leurs montagnes, s’y préparent même pour le retour une demeure digne de leur nouvelle fortune, mais n’y retournent guère que pour les quitter de nouveau, revenir à la plaine où les rappellent les souvenirs de toute une vie et les puissantes attaches de la famille qu’ils y ont créée.