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profondément remué et prépare l’avenir de sa prépondérance, s’emparant seule, sans lutte, de consommateurs que les autres nations productives négligent : en quelques mois, les navires anglais, qui, la veille, ne connaissaient que théoriquement la situation des états de La Plata, à l’abri de leur pavillon vaincu, encombrent la douane et les magasins de la ville de marchandises en telles quantités que la consommation était dès lors pourvue pour dix ans : on se demande ce qu’eussent été les résultats d’une conquête si tels étaient ceux d’une défaite.

La France, au contraire, égarée par des illusions, ne recueille qu’une gloire vaine et sans profit, négligeant absolument les résultats utiles d’une entreprise d’un des siens. Pendant dix ans, après la mort de Liniers, elle ne prend aucun rôle, n’acquiert aucune importance, n’essaie aucun traité de commerce, reconnaît, en 1826, l’indépendance des états hispano-américains, mais ne songera qu’en 1845 à demander le profit de traités que l’Angleterre s’est assurés dès 1825. Et cependant il nous faut garder de cette période un souvenir qui est de ceux qui flattent le plus notre vanité nationale, celui d’un grand service glorieusement rendu et payé de la plus complète ingratitude.


II

Tandis que l’Angleterre poursuivait la recherche d’avantages commerciaux dont la France ne prenait aucun souci, celle-ci, cependant, ne restait pas étrangère aux événemens dont la proclamation de l’indépendance, faite en 1810 à Buenos-Ayres, avait donné le signal et qui allaient se dérouler dans tous les états de l’Amérique espagnole. On sait qu’après la chute de l’empire les survivans de cette grande épopée, représentans du parti patriote, s’éloignèrent de France en grand nombre, fuyant le spectacle humiliant de l’occupation étrangère. Ce fut l’époque la plus brillante peut-être de l’émigration transatlantique ; on vit affluer, dans tous les pays d’outre-mer, ces hommes au cœur fortement trempé par de rudes épreuves, renouant la tradition de la révocation de l’édit de Nantes, que chaque secousse de notre siècle a rajeunie et qui veut que la France se prive, à chaque évolution politique, du concours des forces intelligentes et des hommes d’action des partis vaincus. Les noms français ne sont pas rares dans les armées improvisées pour la lutte contre l’Espagne ; le plus glorieux est Brandzen, général alsacien, qui mourut en héros à la bataille d’Itusaingo.

En 1818, huit ans après la mort de Liniers, l’existence d’une colonie en voie de formation se révèle à Buenos-Ayres par un fait