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l’ivrognerie. Que ce vice disparaisse, il ne restera plus qu’une des meilleures populations de la France. Avant d’en mesurer la terrible intensité, on doit pourtant reconnaître, là aussi, la portée des changemens opérés. Tout le monde autrefois s’enivrait en Bretagne, sans exception de classes, et c’est bien ainsi que l’entendait Mme de Sévigné lorsqu’elle disait qu’après-midi on n’y trouvait plus personne à qui parler. Les gentilshommes et les gros fermiers s’enivraient à qui mieux mieux. C’était devenu tellement proverbial que Nicole, écrivant à une dame, Mme de Fontpertuis, au sujet de la prévention, que chacun avait la sienne et qu’il s’agissait seulement de la connaître, ajoutait : « C’est ainsi que la fiancée d’un jeune Breton ne s’informe même pas s’il est ivrogne, tant la chose est sûre, mais veut le voir ivre, afin de s’assurer s’il a le vin gai ou triste, bon ou méchant. » La classe élevée s’est corrigée, et beaucoup moins de propriétaires et de fermiers d’une certaine importance se livrent aux excès habituels qui produisent l’ivresse. Mais le mal a empiré dans la partie inférieure de la classe rurale, qui, malheureusement, est la plus nombreuse, comme dans la population maritime. Le mal consiste principalement dans la substitution de l’alcool au vin et au cidre qui étaient autrefois les seules liqueurs enivrantes. Ce vice nouveau de l’alcoolisme, avec son cortège de maladies qui affectent l’organisme et l’intelligence de tant de façons, a trop souvent gagné jusqu’aux femmes. De même qu’il explique la plupart des crimes, il cause aussi la plupart des suicides, suite d’une désespérance que les sentimens et les principes religieux des Bretons tendaient autrement à rendre fort rare, et qui est, au contraire, devenue assez commune. Je ferai quelques observations à propos de cet abus des liqueurs alcooliques dans les campagnes, abus qui est de toutes les fêtes et même de tous les pèlerinages, accompagnement obligé de tous ces pardons auxquels manque une édification suprême, la sobriété. C’est par suite de la vente de l’eau-de-vie dans tous les débits et de son bon marché que s’est introduit l’alcoolisme. Le mal est né à l’époque de la restauration, et on peut suivre de 1830 à 1840 la progression de ses ravages, qui ne s’est pas arrêtée. On en était déjà, par exemple, en 1840, dans le Finistère, au chiffre de deux aliénés par ivrognerie sur cinq. Il faut faire figurer cette cause dans l’augmentation énorme des réformes pour infirmités ou faiblesse de constitution portées de 82 à 153 du commencement à la fin de la restauration même et qui ont continué à se manifester fréquemment, ce qui n’empêche pas que la majorité de Bretons forme des soldats robustes et bien portans. Le Finistère n’en était, en 1825, qu’à une consommation de 13,032 hectolitres d’eau-de-vie ; elle montait, en 1858, à 44,673. Le mal pourrait être considéré comme amoindri, depuis lors, dans une certaine mesure, puisque