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tragiques exemples, comme celui du pauvre jeune montagnard d’Arez, qu’il fallût débarquer et qui, mourant à l’Hôpital, a fait lui-même sa chanson funèbre[1]. Je rappellerai aussi l’ingénieux expédient de la Compagnie des Indes, qui, voyant ses matelots bretons dépérir de nostalgie à bord de ses vaisseaux, embarquait des joueurs de biniou pour calmer leur mal aux doux sons des airs du pays. Ici encore le sentiment primitif s’est modifié sans disparaître. Ils guérissent aujourd’hui sans le secours du biniou. Ils se sont plus mêlés aux hommes des autres races. Au-dessus du clocher s’est levée pour eux, à l’ombre du commun drapeau, l’image vivante aussi de la grande patrie. Elle les a vues, en 1870, on sait avec quel généreux élan, faire de leurs poitrines contre l’ennemi un rempart héroïque.

Serait-il donc vrai qu’elle eût subi quelque atteinte, l’antique et proverbiale probité ? Le passé qu’on rappelle ne fut pas impeccable. On y trouve quantité de petits délits, des vols de bétail, plus considérables que ceux qu’on n’oserait faire aujourd’hui, sans parler du Breton pillard des bandes armées du moyen âge. Peut-être le nombre des petits délits a-t-il augmenté, mais c’est encore la Bretagne qui donne à nos villes les domestiques, les servantes les plus honnêtes. Il y a surtout un trait caractéristique qui n’a pas changé dans les campagnes, et nous n’hésitons pas à dire qu’il est admirable : on n’écrit presque jamais rien dans les transactions ; la parole donnée suffit dans les contrats entre propriétaires et fermiers ; en Normandie on écrit tout, et on plaide encore après sur le sens du contrat.

Enfin la chasteté, toujours relative dans les populations humaines, se maintient là plus qu’ailleurs. Cette vertu résulte de trois conditions : le frein religieux, le tempérament plus calme, la sévérité de l’opinion. En fait, si l’on excepte deux ou trois autres départemens français, on ne trouve nulle part ailleurs qu’en Bretagne une moyenne aussi faible de naissances illégitimes, et ce résultat ressortirait encore plus complet à l’honneur des campagnes si on défalquait des villes comme Brest et Lorient. On ne trouve dans l’Ille-et-Vilaine que 3.10 naissances illégitimes pour 100, les villes

  1. Elle a été recueillie par M. de La Villemarqué sous le titre : Ann droug-hirnez ; elle est écrite en cornouaillais : « Les ancres sont levées ; voici le flick-flock ; le vent devient plus fort ; nous filons rapidement ; les voiles s’enflent, la terre s’éloigne. Hélas ! mon cœur ne fait que soupirer. Adieu à quiconque m’aime dans ma paroisse et aux environs ! Adieu, pauvre chérie Linaik, adieu ! (Kenavo, donsic paour Linaïk, kenavo ! ) » Nulle énergie, un abattement complet, le désespoir. Il se compare à l’oiseau enlevé par l’épervier près de sa compagne, à l’agneau qui gémit ; mais ses yeux restent toujours tournés vers ce qu’il aime. Il décrit l’étonnement que lui cause la vue du vaisseau avec ses cordages, ses canons. Puis cette plainte suprême ; après laquelle il n’y a plus qu’à mourir : « Hélas ! les Bretons, sont pleins de tristesse ! Ma tête tourne, je ne puis penser plus longtemps, etc. »