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III. — CHANGEMENS DANS L’ÉTAT MORAL.

On a des longtemps signalé comme traits moraux distinctifs du paysan breton sa résignation, son culte pour les morts, son attachement pour le pays natal, sa probité, son esprit de secours, qui, malgré les côtés violens et farouches de sa nature et le vice d’intempérance, constituait un type digne intérêt. Ces qualités, les a-t-il gardées ? Les conserve-t-il sous les mêmes formes ? C’est à l’observation du présent mise en regard d’un passé encore assez récent qu’il appartient de répondre, et c’est à cette tâche délicate que nous avons essayé de satisfaire, par des remarques personnelles et par de nombreuses informations prises près des personnes compétentes du pays.

Nous ferons remarquer d’abord que la résignation du Breton n’a jamais exclu l’esprit d’indépendance et la fierté de race. On connaît ces révoltes contre l’oppression dont son histoire est remplie. On le voit soulevé contre l’étranger, soulevé contre les nobles dans de terribles insurrections locales qui se prolongent depuis le moyen âge jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Ainsi la soumission aux volontés dominatrices qui s’imposent avec violence est loin d’être un trait de sa nature, mais il n’en est pas de même de sa résignation à l’égard des conditions de l’existence qui exigent l’esprit d’initiative. Ici il ne fait plus que courber la tête. Il paraît livré dans le passé à une sorte de fatalisme providentiel, à un abandon imprévoyant de soi-même qui le relègue dans sa misère. Emile Souvestre, qui connaissait bien ses compatriotes, a pu écrire : « Le Breton ne court après la fortune ni ne l’attend. C’est la seule superstition populaire à laquelle, il soit demeuré étranger. Le pain noir de chaque jour, l’ivresse du dimanche et un lit de paille pour mourir vers soixante ans, voilà son existence, son avenir, et il l’accepte comme définitif. Il traite sa misère ainsi qu’une maladie héréditaire et incurable. » Certes, un tel abandon de soi-même ne saurait passer pour un idéal si l’on considère un certain degré de force morale, de courage actif, de faculté d’initiative et de développement, comme une des conditions essentielles de la valeur de l’humanité. Il n’est pas nécessaire de courir après la fortune, mais il est mieux de secouer l’incurie qui entretient la misère. On ne doit pas d’ailleurs prendre toujours à la lettre ce portrait du Breton rustique malgré sa part de vérité. Même dans le passé, les Bretons n’ont pas été si étrangers à l’économie et au souci de l’argent. Mais ils acceptaient le mal sous bien des formes sans lutter, sans prévoir, par exemple les maladies, les épidémies les plus meurtrières. Ils y voyaient