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peut omettre enfin les nombreuses sociétés d’agriculture qui ont commencé à se développer au dernier siècle, et qui entretiennent dans tout le pays un remarquable mouvement agricole, et dès lors aussi, à certains, égards, intellectuel.

Nul doute que de l’ensemble de ces remarques il ne ressorte la preuve d’un état nouveau en voie de formation qui, sans abolir le passé, comme le voudraient les politiques radicaux, tend à faire pénétrer des changemens aussi profonds qu’étendus. Les esprits légers ont bien vite fait de prononcer les mots de progrès et de décadence appliqués à des choses qui comportent malheureusement plus de difficultés qu’ils ne semblent le supposer. Ni les lamentations sur le passé qui s’en va, ni l’optimisme de ceux qui rêvent à courte échéance un avenir pur de nuages ne sauraient s’appliquer ici. Dans des populations attachées comme celles-ci au passé par des racines profondes et délicates qui sont comme autant de fibres sensibles, les transitions risquent toujours de ne pas s’opérer sans quelque trouble et quelque souffrance. Les anciennes crédulités grossières ont perdu déjà et perdront plus vite encore à l’avenir une grande part du terrain qu’elles occupaient il y a à peine une quarantaine d’années. Il n’y a pas lieu de se plaindre de voir disparaître ces vestiges des âges d’ignorance, ces rêves d’une enfance prolongée. Mais ce serait une singulière illusion de ne pas comprendre que l’instruction ne résout pas tous les problèmes et qu’elle en pose de redoutables. On ne peut espérer qu’un état qui met en présence le doute et la foi engendre la paix morale ; les divisions qui, dès à présent se manifestent à un certain degré, ne sauraient passer pour en être des symptômes pour l’avenir. Il est assez difficile dans un pays comme celui-là de séparer entièrement des questions religieuses les questions morales. Comment ne pas sentir ici surtout qu’il y a une part d’inconnu dans l’expérience qui substitue un enseignement moral tout humain à celui qui avait exclusivement pour base la révélation ? Peut-être y a-t-il des races à qui les principes un peu abstraits d’une morale philosophique suffisent encore moins qu’à d’autres, et il est à croire que les populations rurales bretonnes sont éminemment de celles-là. De tels problèmes ne se tranchent pas à l’étourdie. Ils ont ici un caractère général et local qui nous permet de les poser sans excéder les bornes de notre sujet. Sous ces réserves, nous n’admettons l’état stationnaire ni comme possible, ni comme désirable. Nous accueillons comme un progrès réel la disparition de cette ignorance qui a pu paraître à quelques-uns une des curiosités les plus pittoresques de la Bretagne. Ils doivent se hâter de venir en contempler les restes encore subsistans, à moins qu’ils ne jugent qu’il vaut mieux chercher dans d’autres marques l’originalité de l’ancienne province.