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Outre que tout n’a pas péri dans cette influence, et que nombre de ces chants et de ces récits se répètent encore, on peut se demander si cette poésie campagnarde est entièrement tarie dans ses sources. Il n’en est rien ; si réduites qu’en soient désormais les inspirations. Sans compter ceux qui, dans toutes les classes, trouvent en eux à quelque degré cette faculté ou ce goût poétique, on le rencontre spécialement dans certaines professions rustiques ou villageoises. C’est dans la classe des meuniers qu’on trouve les principaux représentans de cette veine non tout à fait épuisée. Ceux qui sont doués de cette inspiration, de ce talent particulier, réunis sur quelque tertre, se cotisent pour ainsi dire en vue d’une chanson, d’un conte rimé, qu’il s’agit d’improviser en commun, et chacun, reprenant les derniers mots de celui qui le précède, les répète et y ajoute jusqu’à ce que l’œuvre soit achevée. On s’attend bien que des compositions ainsi ébauchées par des hommes qui s’en font une sorte de jeu ne se recommandent plus guère, comme celles qui naquirent dans un milieu plus poétique, par la grandeur et l’originalité. Il en est toutefois qui ne manquent ni de légèreté ni de grâce imprévue, selon que le vent qui fait aller le moulin souille à l’oreille de son maître des idées plus ou moins ingénieuses, des expressions plus ou moins heureuses. Il existe aussi dans cette Bretagne rurale d’aujourd’hui toute une catégorie de chanteurs et de faiseurs de récits d’un genre plus galant ou plus satirique. Ce sont les tailleurs de villages, gens plus recherchés qu’estimés, entremetteurs d’amour fort utiles et regardés surtout comme des personnages amusans. Si sombre que nous apparaisse l’imagination bretonne à certains égards, on ne rit pas moins d’un bon conte dans ces campagnes qu’ailleurs. L’esprit gaulois s’est fait sa large part et la garde. On trouve chez ces paysans un esprit d’observation facilement sarcastique. Le clergé, quoique respecté, n’échappe pas toujours à ses traits. Le caractère sacré du prêtre n’empêche pas qu’on y aperçoive fort bien les défauts de l’homme et qu’on s’en gausse sans aucun scrupule. Enfin on nous signale l’existence de l’ancienne classe de poètes plus relevée et plus cultivée, les kloer' (au singulier, kloarec), ou clercs. Ils compteraient des survivans parmi les jeunes étudians. On les voyait naguère, deux à deux ou trois à trois, aller, l’été, de manoir en manoir, chantant et faisant l’amour. Ces demi-bohèmes ne faisaient que traverser cette existence, moitié d’études, moitié d’aventures, avant de se fixer dans une carrière. Quelques-uns embrassaient la prêtrise et ne manquaient guère, dit-on, à l’heure des pieux repentirs, de tonner contre les péchés de jeunesse de cette classe libertine. Nous avons en vain cherché les débris subsistans de cette classe de bardes bretons un peu dégénérés. On peut regretter qu’il ne se soit pas rencontré de kloer en état de