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demeure doit se retrouver plus particulièrement dans les campagnes, toujours plus lentes que les villes à se détacher du passé. L’observation, à mesure qu’elle s’y renferme, s’aperçoit que la civilisation moderne, en se greffant sur le vieil arbre armoricain, n’a pas supprimé l’antique sève ; la race et la tradition sont loin d’avoir perdu tous leurs droits. Discerner dans l’état moral et économique des campagnes bretonnes ce qui subsiste et ce qui a changé est sans doute le meilleur moyen de se faire une idée exacte de la Bretagne actuelle en regard de l’image qu’en ont tracée des plumes habiles, qui ne se sont pas toujours refusées à parer la réalité des couleurs de l’imagination.

Sans essayer de refaire ici l’histoire du passé des classes agricoles de la Bretagne[1], sans entrer à fond dans des questions d’origine fort embrouillées et sur lesquelles l’érudition a singulièrement varié dans ce demi-siècle même, il n’est pas inutile d’y toucher en passant. La science actuelle, autant qu’il nous est permis d’en juger, nous paraît avoir fait justice de plus d’une erreur, et définitivement établi quelques points. Elle se montre affirmative sur le fonds celtique de la population et sur l’importance des émigrations insulaires du Ve au VIIe siècle. En vain ont-elles été contestées. Les argumens inspirés par la partialité d’un faux patriotisme local ne peuvent se tenir debout, on l’avait déjà fait voir, et la démonstration a été complétée récemment par M. Loth dans une thèse savante sur l’émigration bretonne. Mais si l’on rencontre, dans l’Armorique et dans la Grande-Bretagne, ce très ancien fonds gaulois, qu’on retrouve aussi bien dans les contrées les plus distantes les unes des autres et profondément diverses, la question aujourd’hui controversée est de savoir ce qu’on doit penser de la division en Celtes indigènes et en Kymris apportés par l’immigration. Les Kymris, selon la version adoptée par beaucoup d’historiens et par des anthropologistes comme le docteur Broca, les Kymris apportés par l’émigration bretonne insulaire ne composeraient qu’une minorité. Elle n’aurait guère dépassé le littoral, et là même elle resterait encore en nombre inférieur. Si l’on prend pour signes distinctifs des deux races la couleur des cheveux, bruns chez les Celtes, blonds chez les Kymris, et la différence de la taille, sensiblement plus élevée chez les Kymris, on trouve seulement sur les côtes dix-sept cantons kymriques sur quarante ; vingt-trois restent purement celtiques. Mais voici que M. Loth conteste ces diversités et allègue des autorités en faveur de la couleur brune des Gallois. Il croit aussi, contrairement à l’opinion la plus répandue, à une

  1. On en trouve le tableau résumé dans le volume intitulé : Histoire des classes agricoles de la Bretagne, par M. du Chatellier.