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des connaissances humaines, il est aussitôt assailli par une race de femmes que la Providence semble avoir mise sur la terre tout exprès pour induire les êtres supérieurs en tentation de vanité. Ténor ou romancier, gymnaste ou prédicateur, pianiste ou philosophe, à peine une illustration paraît-elle à l’horizon que les femmes en question courent à elle comme à une proie. Son temps, ses idées, les brouillons de son écriture, les mèches de ses cheveux, toute sa personne physique et morale leur appartiennent par droit de conquête. Il en était déjà ainsi dans l’antiquité, au temps d’Orphée, et il en sera de même tant que le monde sera monde, malgré les efforts des femmes d’hommes célèbres, qui voient de mauvais œil le peuple des admiratrices. Carlyle n’avait pas échappé au sort commun, et tout d’abord, de l’humeur dont il était, il ne vit qu’un fléau dans le troupeau de jolies femmes et de « femmes intellectuelles » qui l’assiégeaient Il d’invitations passionnées à dîner, » et de déclarations en style élevé. Il chargea Mme Carlyle de le protéger. Mme Carlyle, au fond de son âme, préférait les admirateurs masculins, avec lesquels il y avait quelquefois des compensations au temps perdu en billets et en visites. L’un d’eux, de son métier fabricant de bouchons, lui avait envoyé une demi-douzaine de semelles de liège ; un autre lui avait offert un châle ; un troisième, un homme du peuple, l’avait presque étouffée d’embrassades en découvrant qu’elle était la femme de Carlyle. Des admiratrices rien à attendre. « Je voudrais bien, écrivait Mme Carlyle, qu’elles emportassent de vive force les rideaux de lit et qu’elles les finissent. » Mais elles n’emportaient de vive force que la dernière plume dont s’était servi le grand homme, afin de la mettre sous verre, dans un cadre.

Il y en a, écrivait-elle encore, « qui sont belles comme des émanations de la lune. » D’autres sont de grandes intelligences et veulent faire profiter son époux du fruit de leurs réflexions. La savante Harriet Martineau « lui présente son cornet acoustique avec un joli petit air de coquetterie rougissante qui fait douter de son identité. » Une jeune beauté américaine, « toute blanche et rose, le teint et la toilette, » mais sans une seule idée dans sa jolie tête, pénètre jusqu’à l’ours et s’écrie avec des accens passionnés : « O monsieur Carlyle, j’ai besoin de vous voir pour causer très, très longtemps de Sartor ! — Vous imaginez-vous, demande Mme Carlyle, qui trouvait Sartor resartus fort beau sans doute, mais un peu sibyllin, ce que cette jeune personne peut avoir à dire de Sartor ? » — A peine la charmante créature pétrie « de neige et de feuilles de rose » a-t-elle disparu, qu’un tourbillon se précipite dans le cabinet de travail de Carlyle sous la forme d’une amazone, bottée, chapeau en tête, brandissant sa cravache « avec l’air de vouloir battre les