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avec le même regard chargé de mépris qui faisait craindre à Mme Carlyle, lors des conférences sur la littérature allemande (1837), qu’il ne s’adressât au public en ces termes : « Imbéciles, qui êtes venus ici pour vous distraire ! » Abandonné à sa verve, il était merveilleux, et Mme Carlyle, qui ne demandait qu’à être subjuguée, était sous le charme de sa parole. « Je me souviens, disent les Notes, qu’une fois, tandis qu’elle traversait une de ses crises (je me doutais peu combien grave) je vins la trouver, trois soirs de suite, tout plein de la bataille de Molwitz, que je venais enfin de comprendre, à mon grand orgueil, et je ne lui parlai pas d’autre chose pendant toute ma demi-heure[1]. Elle répondait peu, pensant peut-être qu’elle ne parlait pas assez bien pour moi, mais elle ne témoigna pas d’ennui, et je crois même que cela l’intéressait. » Une mourante qui s’intéresse à trois conférences de suite sur la bataille de Molwitz est une femme qui aime ; la preuve est convaincante.

Les admirations les plus chaudes n’inspirent guère que des passions de tête. Carlyle avait une route plus sûre pour toucher un cœur féminin aimant et pitoyable : il était malheureux. Combien malheureux, avec quelle intensité et quelle âcreté, ceux-là seuls le peuvent concevoir qui ont connu la race infortunée des hypocondriaques ! Les fragmens autobiographiques et les lettres que l’on possède de lui sont navrans. Il prend un sombre plaisir à peindre et repeindre sans trêve ni repos des souffrances subtiles et aiguës. Jusqu’à ce que la tête lui tourne et que sa raison vacille. Il se complaît à l’analyse de peines inouïes, qui, pour être dans son imagination, n’en sont pas moins certaines, ni surtout moins sensibles. Le monde n’est à ses yeux que confusion et perversité, la vie une grande tragédie cruelle et ridicule, lui-même est la proie d’un démon qui le possède et lui fait dire ou faire ce qu’il ne voudrait pas. « Chaos affreux, s’écrie-t-il, futile, lamentable, trouble, triste, confus et laid comme la rive du Styx et du Phlégéthon, comme un cauchemar devenu la réalité. » L’univers est une machine gigantesque créée pour le « broyer membre après membre » avec son indifférence de machine : — « O le vaste, le sombre, le solitaire Golgotha, avec son moulin de mort ! » Ailleurs il se représente « enfonçant dans des ténèbres boueuses » et faisant en vain des efforts désespérés pour se dégager. L’amertume qui remplissait son âme se déversait continûment, empoisonnant toutes les sources humaines de la jouissance et le privant aussi bien des plaisirs légers que des joies hautes ou graves. Nerveux, bilieux, toujours indigné contre quelqu’un ou quelque chose, les petites misères de l’existence

  1. La demi-heure de visite qu’il accordait chaque jour à sa femme.