Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/787

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

intellectuelle. Mme Carlyle ne fut pas longtemps à s’apercevoir que son rôle de femme allait être rétréci et rogné par tous les bouts. « Carlyle, dit M. Froude, ne semble pas avoir jamais envisagé comme une possibilité, même éloignée, la conséquence ordinaire d’un mariage : des enfans. Il se représentait une femme comme un compagnon qui rendrait sa vie plus facile et plus agréable. Mais c’était tout. » Il est assez rare que les femmes moissonnent sans murmurer ce qu’elles ont semé. Mme Carlyle eut ce mérite. Sous ses dehors frêles et gracieux, c’était une vaillante créature, qui savait prendre une résolution et s’y tenir. En épousant Carlyle, elle s’était dit que, puisqu’elle acceptait l’emploi épineux de femme de grand homme, il fallait le remplir à la perfection, et faire en sorte que son époux donnât au monde tout ce qu’il était capable de lui donner. Elle n’entendait pas être frustrée du reflet de gloire qui devait remplacer pour elle le bonheur, et elle était décidée à aider à l’éclosion des grandes œuvres qu’elle attendait de Carlyle, en la manière dont Carlyle désirerait être aidé, et non autrement.

Cette manière ne se trouvait pas celle qu’elle avait rêvée. Carlyle aimait à fumer silencieusement sa pipe en regardant sa femme laver les planchers, comme il l’avait toujours vu faire à sa mère et à ses sœurs. Il lui semblait dans l’ordre de la nature qu’elle lui fît son pain, puisqu’il n’aimait pas le pain du boulanger, et qu’elle lui raccommodât ses bottes. A chacun sa tâche : à l’homme les nobles occupations de l’intelligence, à la femme les travaux serviles. Mme Carlyle accepta ce partage sans réclamer et avec bonne humeur. Elle avait de la philosophie, si elle n’en raisonnait pas. Elle a même été le précurseur de M. Renan par la royauté qu’elle assignait dans le monde à la gaîté. « Beaucoup de petites choses, disait-elle, qui ne sont rien lorsqu’on en rit, deviennent des afflictions si on les considère dans un esprit trop sérieux. » En conséquence, un individu gai est supérieur à un individu triste ; il a un avantage sur lui dans la vie. C’est la théorie que M. Renan a justement étendue aux peuples. Elle soutenait aussi que le commencement de la sagesse est de ne pas faire de « grandes affaires » des choses et que c’est une des qualités de la femme écossaise. Les Anglaises (en sa qualité d’Écossaise, elle n’aimait pas les Anglaises) « font les yeux blancs et invoquent le ciel » à la seule idée d’une entreprise aussi simple que de prendre un pot de couleur et de repeindre soi-même sa maison. Aussi, quelles pauvres ménagères ! quel gaspillage ! Avec quel honnête et patriotique orgueil Mme Carlyle, en voyant leurs « platées de croûtes de pain, » déclarera « qu’en Écosse, on n’a pas de croûtes ; on ne connaît pas ça. »

Armée de cette philosophie aimable et soutenue par un