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recevrait en retour. Elle avait compris, — elle le lui avait écrit, — qu’elle n’était pour Carlyle et qu’une des circonstances de son sort, » et elle en avait versé d’avance bien des larmes. L’événement allait dépasser son attente.


IV

La redoutable voiture de poste les déposa à Edimbourg, devant une petite maison louée et meublée par Mme Welsh. Les besoins matériels étaient assurés pour quelque temps, et Carlyle pouvait se plonger en toute liberté d’esprit dans ses livres. Il donna les premiers jours à l’ahurissement. Pour un philosophe, ce n’est pas un mince changement dans les habitudes que de se trouver marié, possesseur d’une jeune et jolie femme. Carlyle trouva le changement plus dérangeant qu’agréable, et il écrivit à sa mère, très peu de jours après son mariage : « Je suis encore terriblement troublé et loin d’être à mon aise dans ma nouvelle situation, mais j’ai sujet de dire que le sort m’a été miséricordieux… La maison est parfaite, pourvue de tout ce que l’on peut désirer, et, quant à ma femme, je puis dire en mon cœur qu’elle est supérieure à toutes les femmes et qu’elle m’aime avec un dévoûment qui est pour moi un mystère, car en quoi l’ai-je jamais mérité ? Elle est gaie et heureuse comme une alouette et regarde si gentiment ma figure refrognée qu’un nouvel espoir me pénètre chaque fois que je rencontre ses yeux. La vérité est qu’hier j’ai été très maussade, malade d’insomnie, nerveux, bilieux, atrabilaire, et tout le reste. »

Le trouble ne se dissipant pas, il revint à son idée d’avoir son frère auprès de lui, au moins pendant les premiers temps. Il lui semblait qu’il se sentirait plus rassuré si John était là. « Je suis comme dans un brouillard, lui écrivait-il pour l’attendrir et le décider à venir ; quand je-me promène, c’est à peine si je distingue la gauche de la droite. Je ne dors toujours pas assez ; il n’est donc pas étonnant que mon ciel soit teint en noir… À tout prendre, ma femme surpasse mes espérances. Elle est si indulgente, si bonne, si gaie, elle m’est si dévouée ! Oh ! que ne suis-je digne d’elle ! Pourquoi, alors, ne suis-je pas heureux ? Hélas ! Jack, je suis bilieux. J’ai à avaler des sels et de l’huile ; ma potion me laisse pensif, mais le cœur paisible, et, en somme, assez heureux ; mais le lendemain vient un estomac brûlant et un cœur plein d’amertume et de tristesse. » L’historique de sa lune de miel est complété par son Journal. Dans les derniers mois de 1826, il y copiait les pensées applicables à sa situation qu’il rencontrait dans ses lectures.